Kayugh Chagak
Blanche Rivière (décédée)
Premier Flocon
Mésange
Baie Rouge
Amgigh
Samig Trois Poissons
I I
Petit Galet Loutre
Waxtal Coquille Bleue (Oiseau Gris)
Nombreuses Baleines
Kiin Qakan I (décédé)
Petit Couteau
Shuku et Takha
Note
Pour une meilleure compréhension du texte, le lecteur est invité à se reporter au glossaire des mots indigènes, à la fin de l'ouvrage (p. 667 et suiv.).
Prologue ÉTÉ 7038 AVANT J.-C.
Premiers Hommes
Baie de Herendeen, péninsule d'Alaska
Kiin mit de côté ses outils de sculpture. La lumière grise du petit matin se glissait par le trou de fumée et se mêlait au rougeoiement de la lampe à huile.
Dans la nuit, une brume humide était tombée sur les murs de peau et les nattes de l'abri pour s'infiltrer à l'intérieur des vêtements au point que Kiin pensait ne jamais pouvoir chasser le froid de ses os.
Ici, nous sommes en sécurité, mes bébés et moi, son-gea-t-elle. Un long frisson la parcourut. Mais je n'aurais pas dû permettre à mon mari de m'amener ici. Mes petits et moi étions davantage en sécurité au village parmi notre peuple, que nous ne le sommes ici avec Trois Poissons. Même si les commerçants étaient venus chercher des femmes, ils me laissaient tranquille.
« Ne bouge pas, dit l'esprit de Kiin. Tu es une épouse. Tu dois obéir à ton mari. Reste ici avec Trois Poissons jusqu'à ce qu'Amgigh vienne te chercher. »
Kiin respira profondément, sans parvenir pourtant à se débarrasser de l'angoisse qui comprimait sa poitrine. Observant la robe de nuit détrempée de Trois Poissons, elle vit la jeune femme s'éveiller et lui sourire, dévoilant ses dents ébréchées.
— J'ai faim. Nous devrions sortir trouver à manger, dit Trois Poissons avec le fort accent de son peuple, les Chasseurs de Baleines. Je sais où trouver de la camarine.
— C'est encore trop tôt, protesta Kiin. Les baies ne seront pas mûres.
Trois Poissons haussa les épaules.
— Alors nous ramasserons des tiges qui serviront de médecine.
— D'accord. Allons-y maintenant.
Mais Trois Poissons n'esquissa pas le moindre geste en direction du rabat de la porte.
— Il y avait un marchand qui cherchait quelque chose pour soigner ses yeux, dit-elle. Si je fabrique un onguent avec des tiges de canneberge, il l'échangera peut-être contre de la viande ou de l'huile.
— Oui, approuva Kiin, c'est une idée.
Mais Trois Poissons continuait de parler, évoquant les remèdes que sa mère confectionnait avec de l'épi-lobe, des racines d'ugyuun ou des bulbes de pourpier qui poussaient si bien sur l'île des Chasseurs de Baleines.
Tout en écoutant, Kiin sentit sa gorge se serrer. Cette femme était l'épouse de Samig. Cette femme s'était blottie dans les bras de Samig, elle avait partagé son lit.
Pourtant, une voix en Kiin murmura : « Toute une nuit tu as eu la joie de Samig. Sois-en heureuse. »
Et j'ai Takha, songea-t-elle. Grâce à cette nuit, j'ai Takha, ce fils qui ressemble tant à son père. Elle posa les mains sur la bosse du suk de fourrure, là où l'enfant dormait, maintenu contre sa poitrine par une bandoulière. Elle déplaça la main vers Shuku, son autre fils, jumeau de Takha — lui aussi sanglé contre son sein.
« Mais n'oublie pas, reprit la voix intérieure, Amgigh est ton époux. »
Oui. Amgigh. C'est un bon mari. Quelle femme désirerait plus ? Et puis Amgigh m'a donné Shuku. Qui, voyant Shuku, douterait qu'il soit le fils d'Amgigh ?
« Amgigh t'a également donné la nuit que tu as pas-sée avec Samig, lui rappela son esprit. C'était son choix de te partager avec son frère. »
— Je suis heureuse d'être la femme d'Amgigh, fit remarquer Kiin. Tu le sais bien.
« Qui peut expliquer la différence entre ce qui est choisi par l'esprit et ce qui est décidé par le cœur? rétorqua la voix. Les mots ne sont pas des liens de varech. Ils sont incapables d'attacher la douleur en petits paquets bien nets à remiser dans une cache comme de la nourriture. »
Kiin enserra ses genoux de ses bras, pressant Takha et Shuku entre sa poitrine et ses jambes. Trois Poissons parlait toujours, les mots s'écoulant au rythme régulier du vent. Kiin ferma les yeux dans l'espoir de songer à autre chose qu'aux époux et aux bébés, à autre chose que la pluie et la voix tonitruante de Trois Poissons. Mais les pensées qui lui vinrent étaient pleines d'inquiétude et, curieusement, ses pieds et ses mains ne tenaient plus en place.
« Ceci est un abri, murmura son esprit. Les murs sont trop rapprochés et la lumière de la lampe, trop faible. Tourne ton esprit vers le ciel et la mer, vers les hautes montagnes et les hautes herbes. »
Puis il y eut une pause dans le bavardage incessant de Trois Poissons et Kiin comprit que la femme lui avait posé une question. Kiin préférait-elle coudre les peaux d'oiseau ou les peaux de phoque ?
Quelle importance ? pensa Kiin.
— Les peaux d'oiseau, répondit-elle, machinalement.
— Ah bon ? s'étonna Trois Poissons. Elles se déchirent si facilement et il en faut tellement pour fabriquer un suk.
— Tu as raison, concéda Kiin tout en priant pour que la jeune femme s'arrêtât de parler.
Kiin extirpa Takha de sa sangle. Peut-être, si Trois Poissons le portait, se calmerait-elle.
Kiin enveloppa le bébé dans une fourrure sèche puis tendit l'enfant à Trois Poissons. Celui-ci ouvrit les yeux,
regarda solennellement Kiin puis tourna la tête vers Trois Poissons en souriant. La jeune femme éclata de rire et se remit à babiller, pour l'enfant, cette fois.
Kiin soupira et posa les yeux sur Shuku qui dormait, blotti à l'intérieur de son suk. Soudain, elle entendit.
— Ton père se battra et tu seras en sécurité. Ne t'inquiète pas. Il est fort.
Kiin sortit du lit et saisit Trois Poissons par les deux bras.
— Qu'as-tu dit ?
— Seulement ce qu'Amgigh m'a expliqué : que nous devions rester ici parce qu'il y a des hommes sur la plage qui veulent acheter des femmes.
Le cœur de Kiin s'affola.
— Et Amgigh va se battre contre eux ?
Trois Poissons se libéra et se recroquevilla contre le mur humide de leur abri.
— Il a dit : peut-être. Tout ce que je sais, c'est qu'il en a vu un vêtu d'une couverture noire. Même son visage était noir. Je crois que Samig et Amgigh avaient peur qu'ils ne nous veuillent.
— Le Corbeau, murmura Kiin. Mon frère Qakan m'a vendue à lui. J'étais son épouse au village des Chasseurs de Morses. Il est venu me chercher.
Sa voix, dont les intonations ressemblaient aux accents d'un chant funèbre, se brisa.
Trois Poissons la dévisageait sans comprendre.
— Amgigh est incapable de lutter contre lui, chuchota Kiin.
Le Corbeau était trop fort, trop rusé.
Amgigh mourrait si Kiin n'accompagnait pas le Corbeau. Et qu'arriverait-il à ses fils si elle retournait chez les hommes Morses ? L'un d'eux mourrait. Femme du Ciel et Femme du Soleil — ces deux vieilles que l'on appelait Grand-mère et Tante — parleraient de la malédiction des jumeaux à tout le village.
« Nul enfant ne peut apporter la mort à un village, déclara l'esprit de Kiin avec colère. Femme du Soleil et Femme du Ciel ne connaissent que la peur. »
Mes fils sont bons, pensa Kiin. Ils ne portent aucune malédiction. Mais, comme ils sont jumeaux et que mon frère Qakan s'est servi de moi comme d'une épouse alors qu'ils étaient en mon sein, le peuple Morse les croit maudits. Comment pourrais-je protéger mes deux bébés contre un village entier ?
Kiin serra les lèvres et observa Trois Poissons qui parlait toujours à Takha, et dont le visage effleurait celui du petit. Ils se souriaient.
À ce spectacle, la douleur l'étreignit. Kiin éleva ses pensées vers les esprits du vent, vers les esprits des montagnes qui protégeaient la plage des Commerçants.
— Je serai satisfaite d'être l'épouse d'Amgigh, leur dit-elle. Laissez-le simplement vivre.
Elle saisit l'amulette qui pendait à son cou. Si lui et mes enfants sont en sécurité, songea-t-elle, je ne demanderai pas davantage.
Elle rampa pour s'asseoir à côté de Trois Poissons.
— Nos maris, Amgigh et Samig, sont frères, dit Kiin, tout comme mes bébés, Takha et Shuku, sont frères.
— Oui.
— Je dois aller sur la plage, maintenant. Mais il vaut mieux que tu restes ici avec Takha. Empêche-le de pleurer aussi longtemps que possible. S'il dort, c'est bien. S'il pleure trop fort, emmène-le chez Baie Rouge, la sœur de Samig. Elle a du lait, elle le nourrira.
Alors, Kiin dénoua la ficelle de babiche au bout de laquelle pendait la figurine que Chagak, la mère de Samig, lui avait donnée, et la tendit à Trois Poissons.
— C'est pour toi, un cadeau.
Trois Poissons ouvrit sa main sur le pendentif représentant un homme, une femme et un enfant.
— Samig m'en a parlé. C'est le grand chaman Shu-ganan qui l'a sculptée. Je ne peux pas l'accepter.
— Il le faut. Nous sommes sœurs. Tu ne peux refuser mon cadeau. Celle qui porte cette statuette reçoit le don d'être une bonne mère.
Trois Poissons demeura un moment immobile puis noua la ficelle de babiche autour de son cou. Elle serra l'amulette entre ses mains.
Kiin déballa le petit ikyak qu'elle avait taillé dans une défense de morse au cours de cette longue nuit où le sommeil refusait de venir. Après avoir achevé son travail, elle avait coupé l'ikyak en deux. Femme du Soleil n'avait-elle pas dit que puisqu'ils étaient jumeaux, les fils de Kiin partageaient un seul esprit et devaient donc vivre comme un seul homme ? Femme du Ciel n'avait-elle pas dit à Kiin que Shuku et Takha devaient partager un seul ikyak, une seule demeure, une seule femme ? Un jour, Kiin sculpterait aussi une demeure et une femme et en donnerait la moitié à chacun de ses fils. Avec ses figurines, ils pourraient vivre sans la malédiction de leur gémellité, chacun bâtissant sa propre vie d'homme.
Elle noua les moitiés d'ikyak à deux cordelettes de nerf tressé et en suspendit une au cou de Takha et l'autre au cou de Shuku.
— Cela est ma bénédiction à mes enfants, dit-elle à Trois Poissons.
Takha s'empara de l'ikyak et le porta à sa bouche. Shuku dormait.
Kiin contempla un moment ses fils puis elle se détourna pour enrouler ses peaux de couchage.
— Pourquoi vas-tu sur la plage ? s'enquit Trois Poissons. Amgigh nous a ordonné de rester ici.
— Il le faut.
Kiin s'installa de nouveau près de Trois Poissons. Elle tendit la main pour caresser la joue de Takha. Le bébé tourna le visage vers sa main et ouvrit la bouche.
— Pendant mon absence, tu dois être la mère de Takha, reprit-elle. Il est fils d'Amgigh mais aussi de Samig. Tu vois, dit-elle en prenant les mains de Takha dans les siennes et en écartant ses doigts, il a les larges mains de Samig. Et ses cheveux épais, ajouta-t-elle en lui caressant le dessus du crâne.
Trois Poissons souleva le bébé et l'étendit contre sa poitrine, posant sa tête sous son menton.
— Je serai une bonne mère pour lui.
Kiin détourna les yeux, empaqueta ses outils à sculpter et ses fourrures de couchage, les sangla dans le dos puis rampa jusqu'au rabat.
— Assure-toi que Baie Rouge le nourrit bien, dit Kiin.
Puis, comme si elle pensait ne jamais revenir, Kiin se retourna et ouvrit les bras à Takha.
Trois Poissons lui tendit le bébé et Kiin le souleva hors des couvertures. Elle caressa ses bras et ses jambes dodues, son ventre doux. Elle le pressa contre son visage, respira la bonne odeur de sa peau huilée. Puis elle le rendit à Trois Poissons et se glissa hors de l'abri, sous la pluie.
— Je reverrai mon fils ce soir, dit Kiin au vent.
Elle attendit, mais il n'y eut rien. Pas de réponse, pas
de murmure pour calmer ses doutes.
Kiin caressa la figurine qui pendait à sa taille, la dent de baleine qu'elle avait transformée en coquillage — sa première sculpture, signe du cadeau que lui avaient fait les esprits. Puis, serrant Shuku dans ses bras, resté seul dans sa bandoulière, sous son suk, elle se dirigea vers la plage.
Chasseurs de Baleines
île de Yunaska, îles Aléoutiennes
Quatre ikyan de chasseurs avaient quitté la plage. Trois rentraient. Kukutux, qui possédait le don de voir au-delà de ce que percevaient les autres, cligna les paupières une fois, deux fois, et regarda de nouveau. Trois seulement.
Elle coula un regard aux autres femmes Chasseurs de Baleines qui l'entouraient et remarqua leur visage sombre.
— Tu les vois, Kukutux ? demanda Panier Moucheté.
La femme s'appuya sur le bâton gravé par son mari ; il lui permettait de se déplacer malgré un pied écrasé au printemps dernier, quand les montagnes avaient détruit leur village.
— Je vois des ikyan, répondit Kukutux avec lenteur, ses mots alourdis par la peur.
— Combien ? s'enquit la troisième épouse de Mangeur de Poissons, une femme bien trop jeune pour appartenir à ce borgne presque trop vieux pour chasser.
Kukutux secoua la tête. Elle avait déjà assisté à des retours de chasse et savait que les ikyan donnaient l'impression de se soulever au-dessus de l'horizon, comme si la mer se courbait sous le poids de la glace qui bordait l'extrémité de la terre. Parfois, lorsqu'elle ne repérait qu'un ou deux ikyan, d'autres apparaissaient soudain — fines lignes sombres surgissant de l'eau, comme s'ils avaient visité ces villages sous-marins que possèdent les phoques et les baleines.
Elle attendit en silence, jusqu'à ce qu'une autre femme pointe du doigt les trois ikyan qui s'étaient rapprochés de la plage des Chasseurs de Baleines.
— Kukutux, insista Fleurs-dans-les-cheveux, combien ? Rapportent-ils une baleine ?
— Non. Pas de baleine.
— Combien ? répéta Panier Moucheté d'une voix qui trahissait l'anxiété.
— Trois, répondit enfin Kukutux qui éprouva soudain le besoin de pleurer, comme si ce mot donnait corps à ce que ses yeux savaient déjà. Seulement trois.
Plusieurs femmes élevèrent la voix en un chant funèbre aigu et ténu. Mais Vieille Oie les fit taire, en sifflant entre ses dents que leur deuil attirerait les esprits. Qui sait, leur expliqua-t-elle, peut-être le dernier chasseur était-il à la traîne, tirant un phoque ou un lion de mer soutenu par des flotteurs en peau de phoque. Qui pouvait dire ? Peut-être y aurait-il ce soir de la viande et de l'huile pour tous. Pourquoi maudire une bénédiction ? Ces montagnes — Aka et Okmok — n'avaient-elles pas apporté suffisamment de malheurs aux Chasseurs de Baleines ? Les femmes trouvaient-elles utile d'ajouter à la malédiction du feu, des cendres et de l'obscurité ?
Si Kukutux s'accrochait aux paroles d'espoir de Vieille Oie, les yeux fixés sur les cheveux emmêlés de la femme, la fourrure foncée et maculée de graisse de son suk qui lui descendait aux chevilles, elle entendait l'ode funèbre dans sa tête exactement comme si les femmes chantaient toujours.
C'est pour ton fils, se dit Kukutux. Ce chant est pour ton fils, ce bébé solide aux cheveux noirs, parti depuis maintenant trois mois, son souffle volé par la cendre de la montagne qui recouvre encore la plage et les collines derrière le village. Tu portes son deuil. L'ode est pour lui. Les esprits ne voudraient pas prendre un Chasseur de Baleines de plus. Non, ils ne le voudraient pas. Trop d'hommes sont morts, chasse après chasse. Comment le village survivra-t-il si d'autres meurent ? La montagne en a pris suffisamment. Et ce printemps, les baleines ne sont pas venues. Même les oies de plage — ces oiseaux qui brisent l'hiver et effrayent la glace en faisant retentir leur voix — ont dépassé l'île des Chasseurs de Baleines, volant si haut que ni les filets des femmes ni les lances des hommes ne pouvaient espérer les attraper.
Kukutux gratta le gravier de ses pieds, s'obligeant à ne pas regarder la mer. Peut-être ses propres yeux étaient-ils la malédiction. Peut-être que si elle ne regardait pas, le quatrième ikyak apparaîtrait. Mais c'est alors qu'elle entendit les femmes questionner encore avec des voix rendues aiguës par la peur. Elle ne pouvait empêcher ses yeux de regarder.
Vieille Oie intervint finalement.
— Dis-nous, Kukutux. Mieux vaut savoir qu'être prise entre espoir et peur.
Kukutux répondit donc.
— Il y en a trois, seulement trois et les deux premiers ikyan sont reliés. Quelque chose gît en travers des plats-bords.
— Un phoque ? suggéra Panier Moucheté tout en repoussant une mèche de cheveux prise dans le vent.
— Un homme.
Puis les ikyan s'approchèrent et Kukutux sentit ses jambes se dérober. Ses genoux plièrent et elle s'écroula à terre.
— Qui ? demanda une voix de femme, puis une autre, toutes l'appelant comme si elles n'avaient pas remarqué sa chute.
Comme des ongles taillés en pointe, les mots s'accrochèrent à son suk, à ses cheveux, à sa peau jusqu'à ce que, maudissant leur clairvoyance, Kukutux ferme les yeux et murmure le nom.
— Galet Blanc.
Elle voulut entonner un chant de deuil, mais fut incapable de se rappeler la moindre parole. Les voix des femmes se mêlaient au grondement du vent. Au-dessus, s'éleva sa propre voix qui hurlait.
— Galet Blanc, mon époux, Galet Blanc, mon époux.
I
ÉTÉ 7038 AVANT J.-C.
1
Premiers Hommes
Baie de Herendeen, péninsule d'Alaska
Kiin se fraya un chemin dans le cercle d'hommes réunis sur la plage. Là, elle vit le Corbeau. Sa poitrine était dénudée, sa peau luisante de sueur était constellée de sang. Il leva un couteau d'obsidienne à longue lame comme pour la saluer. C'était le couteau d'Amgigh, la lame ruisselait de sang.
Le Corbeau rentra les joues et regarda Kiin, paupières mi-closes.
— Tes sculptures, femme. Elles m'ont donné le pouvoir.
Il montra quelque chose du doigt. Kiin porta son regard en arrière au bord du terrain dégagé, où une ligne de ses figurines séparait les hommes qui regardaient de ceux qui se battaient. C'étaient les statuettes qu'elle avait fabriquées et échangées contre de la viande afin que les Premiers Hommes aient de quoi passer l'hiver.
— Où..., commença-t-elle.
Puis elle secoua la tête et dit au Corbeau :
— Je ne suis pas ta femme.
Le Corbeau ricana.
— Va le retrouver, alors, lança-t-il en désignant avec le couteau ce qu'elle ne voulait pas voir.
Alors Kiin s'obligea à regarder. Amgigh gisait sur le sable, Samig agenouillé près de lui. Alors, Kiin aussi se retrouva à côté d'Amgigh, les bras sur sa poitrine, les cheveux rougis par son sang. Elle serra son amulette et la frotta sur le front d'Amgigh, sur ses joues.
— Ne meurs pas, murmura-t-elle. Ne meurs pas, oh, non ! Ne meurs pas.
Amgigh inspira profondément, essaya de parler, mais ses mots se perdaient dans le sang qui sortait en bulles de sa bouche. Il respira de nouveau et s'étouffa. Puis ses yeux roulèrent en arrière et s'agrandirent pour libérer son esprit. Kiin se déplaça pour prendre la tête d'Amgigh dans ses bras et entonna un chant très doux, qui montait du fond d'elle-même, un chant qui demandait aux esprits d'agir, qui implorait le pardon de son époux, qui maudissait les animaux qu'elle avait sculptés.
Puis Kiin se releva et s'essuya les yeux du revers de la main.
— J'aurais dû venir plus tôt, murmura-t-elle. J'aurais dû savoir qu'il combattrait le Corbeau. C'est ma faute. Je...
Mais Samig s'approcha d'elle et pressa ses doigts contre les lèvres de Kiin.
— Tu n'aurais pas réussi à l'arrêter, protesta-t-il. Tu es ma femme, maintenant. Je ne laisserai pas le Corbeau te prendre.
Plongeant son regard dans celui de Samig, Kiin comprit que, par bien des côtés, il était encore un enfant et qu'il connaissait mal cette sorte de combat dont la victoire ne dépendait pas de la qualité des armes.
— Non, Samig. Tu n'as pas le pouvoir de le tuer.
Samig secoua la tête.
— Un couteau, demanda-t-il en se tournant vers les hommes rassemblés autour de lui.
Quelqu'un lui tendit un couteau, de piètre facture, au tranchant émoussé. Samig s'en saisit quand même.
Le Corbeau serra les dents et lui hurla quelque chose en langue Morse.
— Tu voudrais te battre avec moi ? Toi, un gamin ? Tu n'as donc rien appris de ce gosse, là, mort sur le sable ?
— Le Corbeau ne veut pas se battre avec toi, s'écria Kiin entre deux sanglots. Samig, je t'en prie ! Tu n'es pas de taille. Il te tuera.
Mais Samig repoussa Kiin et plongea en avant, le poignet tordu pour diriger vers le Corbeau le tranchant le plus long de la lame. Le Corbeau s'accroupit et Kiin l'entendit marmonner des mots de chaman, des chants et des malédictions, des prières aux sculptures qu'elle avait faites. Elle courut jusqu'aux figurines, s'agenouilla au milieu et les enfouit dans le sable.
Elle leva les yeux, vit Samig menacer le Corbeau de son couteau. La lame toucha le revers de la main du Corbeau, et le sang jaillit. Mais le Corbeau ne bougea pas.
— Kiin, appela le Corbeau, cet homme, c'est ton « Cheveux Jaunes », n'est-ce pas ?
Se souvenant de l'amour du Corbeau pour Cheveux Jaunes, son épouse morte, elle déclare :
— Ne le tue pas. Je serai ta femme, mais je t'en supplie, ne le tue pas.
Le Corbeau se déplaça, tel un oiseau de proie. La longue lame de son couteau mordit dans la chair de Samig, à l'endroit où le poignet rejoint la main. Kiin courut sur le sable, foulant le sang du premier combat, pour se placer entre Samig et le Corbeau. Petit Couteau, le fils adoptif de Samig, était là aussi, l'agrippant par les bras.
— Tu ne peux pas gagner, dit-il. Regarde ta main.
Les yeux baissés, Samig protesta :
— Je dois combattre. Je ne peux pas le laisser prendre Kiin.
— Ne te bats pas, répéta Kiin. Tu as Petit Couteau.
C'est ton fils, maintenant. Tu as Trois Poissons. C'est une bonne épouse. Un jour, tu auras le pouvoir de l'emporter sur le Corbeau. Jusqu'à ce jour, je resterai avec lui. Je ne suis pas assez forte pour lui tenir tête, mais je le suis assez pour t'attendre. J'ai passé toute l'année dans le village Morse. C'est un peuple bon. Viens me chercher lorsque tu seras prêt.
Alors, Chasseur de Glace, un homme du village Morse, s'approcha de Kiin, prit le bras de Samig et mit une lanière de cuir de phoque autour de son poignet ensanglanté afin de comprimer la blessure.
— Tu n'as aucune raison de te battre, dit Chasseur de Glace. Le premier combat fut juste. Les esprits ont décidé.
Kiin regarda Samig dans les yeux et y lut le vide de sa défaite. Elle ôta le collier en perles de coquillage qu'il lui avait donné la nuit de la cérémonie de son attribution de nom. Elle le passa lentement au-dessus de la tête de Samig.
— Un jour, tu le combattras, dit-elle, et ce jour-là tu me rendras le collier.
Elle se tourna vers le Corbeau.
— Si je dois partir avec toi, que ce soit maintenant.
Elle s'était exprimée d'abord dans la langue des Premiers Hommes puis elle répéta ses paroles dans la langue des Hommes Morses.
— Où sont tes fils ? demanda le Corbeau.
— Shuku est ici, répondit Kiin en relevant son suk afin qu'il voie l'enfant. Mais j'ai donné Takha aux esprits du vent, ainsi que Grand-mère et Tante l'ont prescrit.
Kiin libéra Shuku de sa bandoulière.
— Voici ton fils, dit-elle au Corbeau, mais ce n'est plus Shuku. C'est Amgigh.
Kiin vit la colère du Corbeau obscurcir ses yeux. Pourtant elle ne cilla pas, ne frémit pas, même lorsqu'il leva la main sur elle.
— Frappe donc, dit Kiin au Corbeau. Montre à ce peuple qu'un chaman ne possède que le pouvoir de la colère contre sa femme, le pouvoir de ses mains, le pouvoir de son couteau.
Puis elle ajouta, dans un quasi-murmure :
— Un homme n'a pas besoin d'un esprit puissant quand il a la plus belle arme, un couteau volé.
Le Corbeau jeta à terre le couteau d'obsidienne. Kiin le ramassa, retourna vers Samig et plaça l'arme dans sa main gauche. Ses yeux se plantèrent dans ceux de Samig.
— Toujours, dit-elle, toujours je serai ta femme.
Le Corbeau adressa un signe à Chasseur de Glace et aux autres Hommes Morses qui l'accompagnaient. L'un rassembla les sculptures de Kiin, un autre mit Pik du Corbeau à l'eau.
— Nous ne reviendrons pas sur cette plage, annonça le Corbeau.
Mais Kiin se pencha et ramassa une poignée de petits galets.
Une fois encore, elle regarda Samig et tenta de graver son image dans son esprit. Puis elle se détourna et suivit le Corbeau.
2
Chasseurs de Morses
Mer de Bering
Elle n'entendait rien. Ni la voix pleine et ronde du vent, ni les cris aigus et ondulants de l'huîtrier et de la mouette, ni le clapotis des pagaies plongeant dans l'eau, ni la douce respiration de Shuku contre son sein. Pourtant, le silence était tranchant comme de l'obsidienne et noir comme du sang séché. Même son esprit était calme, si tranquille que si sa douleur n'avait été aussi intense, elle l'aurait cru enfui, transmis à Trois Poissons en même temps que son fils Takha et cette figurine représentant un homme, une femme et un enfant, sculptée il y a si longtemps par Shuganan le grand chaman.
Elle n'avait pas proposé de pagayer, ni tourné son regard vers le Corbeau, ou vers les ikyan qui entouraient son ik.
Kiin se détacha de ce que voyaient ses yeux, de ce qu'entendaient ses oreilles, jusqu'à ce qu'il ne restât que le battement de son esprit qui cognait comme une blessure. D'abord, il battit au rythme de ceux qu'elle avait perdus : Amgigh, Takha, Samig ; Amgigh, Takha,
Samig. Mais maintenant, le silence s'était installé et Kiin se demanda si elle, le Corbeau et les commerçants Morses n'appartenaient plus au monde visible mais avaient ramé jusqu'en un pays de légende. Peut-être en ce moment étaient-ils portés dans l'esprit d'un conteur, ne vivant que par les mots qui, de sa bouche, pénétraient dans l'oreille des auditeurs.
Quand le Corbeau parla enfin, Kiin ne l'entendit pas ; elle ne perçut que le bruit de la mer qui s'engouffrait avec la dureté d'une bourrasque. Puis elle sentit l'écume glacée sur ses joues et elle sut que le choix qu'elle avait fait n'était pas une simple histoire à relater les nuits d'hiver mais quelque chose de si réel qu'il était capable de séparer son âme de son esprit jusqu'au vide total.
Alors, tandis que le Corbeau appelait ses hommes et leur désignait de sa pagaie une crique qui brisait la ligne grisâtre du rivage, Kiin appela son esprit jusqu'à ce qu'elle entende les murmures ténus de sa voix, son premier mot, un nom : « Takha. »
Et Kiin répondit :
— Non, Shuku.
Puis l'ik du Corbeau toucha terre et Kiin, enveloppant avec précaution dans ses bras son enfant endormi, sauta sur le rivage. Elle ramassa du bois flotté et observa les hommes dresser un feu. Quand Chasseur de Glace lui tendit des morceaux de poisson séché, Kiin ne posa aucune question et, sans attendre, prit le poisson comme si elle était l'un des commerçants.
Chasseur de Glace ne souffla mot mais la regarda avec étonnement si bien que Kiin, mordant dans la chair ferme et fumée, précisa :
— Je sculpte.
Et avant qu'il ne passe à un autre, elle s'empara d'un deuxième morceau.
Ils s'abritèrent avec l'ik qui leur servit de pare-vent. Le Corbeau suspendit le rectangle de bois qui servait de berceau à Shuku aux côtes de l'ik, puis fit signe à Kiin d'ôter son suk. Le regard dur, elle obéit, mais elle ne mit pas Shuku dans son berceau. Il aurait plus chaud sanglé contre elle.
Le Corbeau ôta son parka et poussa Kiin dans l'abri de la proue. Kiin tourna le dos au Corbeau. Il s'allongea près d'elle, étendit sa cape de plumes sur eux et pressa son corps contre celui de Kiin.
La jeune femme attendit, la chair hérissée à ce contact. Elle posa une main sur Shuku, l'autre sur son propre ventre, et se rappela le temps où elle portait ses deux fils bien au chaud et en sécurité sous son cœur. Puis elle sentit battre la partie d'homme du Corbeau, dure contre son dos et elle demeura immobile, osant à peine respirer. Mais il n'essaya pas d'entrer en elle, de la revendiquer pour épouse. Finalement, il se détendit, son bras lourd sur les côtes de Kiin et son souffle se ralentit jusqu'au sommeil.
La chaleur du Corbeau adoucit l'obscurité et la nuit tissa des rêves aux pensées de Kiin. Alors, l'esprit de Kiin parla, l'éveillant brutalement d'une voix aiguë comme le cri de l'huîtrier. « Amgigh, Amgigh, Am-gigh. » Un chant funèbre.
Kiin laissa le chagrin s'emparer d'elle et les larmes coulèrent. Une fois encore, elle vit Amgigh mort sur la plage. Mais elle vit aussi Samig, Takha dans ses bras, tous deux sains et saufs avec Trois Poissons dans l'ulaq de Samig.
Kiin respira profondément et essuya ses yeux du revers de la main. « Je suis forte, dit-elle à son esprit. Ils sont sauvés et je suis forte. »
Tournant la tête en direction de la plage des Commerçants, où se dressait le monticule de l'ulaq de Samig, elle murmura les mêmes paroles au vent de la nuit.
Qui sait ? Peut-être le vent portait-il ses paroles à Samig. Peut-être un jour lui rapporterait-il celles de Samig ?
3
Kiin guida la tête de son fils vers sa poitrine. Il en attira le bout contre sa bouche et téta, causant une minuscule douleur puis le flot de lait. Le corps de Shuku se détendit contre sa mère.
Bien qu'un chant de deuil l'ait envahie dès son réveil, Kiin avait gardé ces mots en elle jusqu'à ce qu'ils aient lancé l'ik. Maintenant, le chant emplissait sa bouche. Elle chanta. Elle se berçait et son balancement se joignit au rythme de la pagaie du Corbeau et du renflement des vagues.
— J'espère que tu pleures notre fils, lui lança le Corbeau.
La colère surgit, violente, et Kiin se tourna vers l'homme.
— Tu me dirais de pleurer? cracha-t-elle. Toi qui aurais permis à deux vieillards de tuer nos fils. Tu me dirais de me lamenter ?
Le capuchon du chigadax du Corbeau recouvrait ses cheveux noirs et la visière de bois, qu'il portait pour se protéger de la lumière éblouissante et de l'écume cachait ses yeux. Pourtant, Kiin vit sa mâchoire se crisper.
— Notre fils Takha est mort, rétorqua le Corbeau. C'est toi qui l'as donné aux esprits du vent !
Kiin serra les dents pour empêcher les mots de sortir.
— Pourquoi es-tu partie avec ton frère ? demanda l'homme. Il t'a volée à ton père. Il a voulu te vendre comme esclave. Pourquoi le croire après tout ce qu'il t'a fait subir ? Je t'avais dit que je te laisserais retourner chez les Premiers Hommes si tu me donnais Shuku et Takha. Mais tu as préféré tuer Takha. Maintenant, tu as perdu un fils et un mari. As-tu aussi aidé ton frère à tuer ma Cheveux Jaunes ?
La colère de Kiin emplit le vide laissé par le chagrin.
— Tu allais tuer mes fils. Tu avais choisi de croire Grand-mère et Tante. Tu avais décidé que ton pouvoir ne faisait pas le poids contre leur malédiction. Tu n'es pas un chaman !
— Tu es une idiote, Kiin ! Pourquoi voudrais-je tuer nos fils ? Je suis un chaman, j'ai besoin de leur pouvoir.
— Tu vois ! s'exclama Kiin en étreignant Shuku. Tout ce qui t'intéresse chez eux, c'est pour toi, pour ton pouvoir. Quand Grand-mère et Tante t'ont fait croire que mes enfants pouvaient porter malheur à notre demeure...
— Qui t'a dit que je voulais tuer nos fils ?
— Mon frère Qakan.
Le Corbeau fit une grimace.
— Quand a-t-il jamais dit la vérité ? railla-t-il. Si un homme se sert de sa sœur comme d'une femme, peut-il faire autre chose que mentir ?
Les mots du Corbeau enveloppèrent Kiin avec la densité du brouillard. Ainsi, le Corbeau savait, il savait que Qakan l'avait forcée. Peut-être était-ce pour cette raison qu'il n'avait jamais emmené Kiin dans son lit même s'il l'appelait sa femme.
Kiin serra les poings.
— Il a dit la vérité pour sauver ses fils.
Elle avait parlé avec un tel calme que le Corbeau se pencha et cessa de pagayer.
— Il croyait que les bébés étaient les siens ?
— Oui.
Le Corbeau plongea sa rame dans l'eau et se tut longuement.
Finalement, Kiin poursuivit.
— Je ne savais pas que Qakan avait tué Cheveux Jaunes. Je n'ai appris sa mort qu'au moment où je vous ai vus, Qakan et toi, vous battre sur la plage ; au moment où tu l'accusais alors qu'il était en train de mourir.
— Tu étais sur cette plage ?
La peine serra la gorge de Kiin. Si le Corbeau l'avait trouvée, il l'aurait remmenée chez les Chasseurs de Morses, il n'y aurait pas eu de combat sur la plage des Commerçants et Amgigh serait encore en vie.
Puis son esprit chuchota : « Mais peut-être un de tes fils serait-il mort. »
— Ainsi, tu as cru Qakan, s'étonna le Corbeau. Mais si tu m'as laissé afin de sauver nos fils, pourquoi avoir donné Takha au vent ?
— Son esprit est avec son propre peuple, avec les Premiers Hommes. Il n'appartient pas aux Chasseurs de Morses. J'ai sauvé un fils. Et si Grand-mère et Tante ont raison, si leurs visions et leurs rêves sont vrais, mon peuple n'a nulle malédiction à craindre ; le tien non plus.
Le Corbeau se contenta de grogner puis pointa le menton en direction de la pagaie au fond de l'ik. Kiin s'en empara, se retourna et la plongea dans l'eau.
— Sois reconnaissante que je ne t'aie pas laissée avec le chasseur Premiers Hommes Samig, commenta le Corbeau. La blessure qu'il porte — j'en ai vu de semblables auparavant. La main est inutilisable. Il ne lancera plus jamais un javelot. Il sera incapable de chasser. Ses femmes et ses enfants mourront de faim.
Les propos du Corbeau blessèrent cruellement Kiin, mais elle se répondit rien. Au lieu de quoi elle pagaya jusqu'à ce qu'elle constate que Shuku s'était arrêté de téter. Elle reposa sa pagaie et regarda à l'intérieur de son suk. Shuku dormait. Elle contempla sa douce respiration puis fit glisser sa propre amulette près de sa tête. Elle avait mis à l'intérieur les quelques morceaux de graviers et de sable qu'elle avait ramassés sur la plage des Commerçants. Une promesse de retour pour Samig. Peu importait s'il ne chassait plus.
— Nous ne resterons pas éternellement chez les Chasseurs de Morses, dit-elle à son fils dans un murmure afin que le vent qui traversait l'embarcation ne porte pas ses paroles aux oreilles du Corbeau.
« Peux-tu repartir ? Peux-tu prendre le risque que le Corbeau te suive, voie Takha, le reconnaisse pour son fils ? Et s'il se bat encore contre Samig ? Si Samig est incapable de chasser, comment peut-il lutter ? » objecta son esprit.
— Dans plusieurs années, le Corbeau ne pourra plus distinguer Takha d'un quelconque garçon, rétorqua Kiin. Les hommes ne voient pas les bébés de la même façon que les femmes.
Mais son esprit ne lâcha pas prise. « Ne laisse pas la colère te faire prendre le Corbeau pour un imbécile. Il n'y a pas tant de différence entre les hommes et les femmes que tu pourrais le penser. »
Kiin saisit sa pagaie. Comme elle la plongeait contre les vagues, le Corbeau dit :
— Je n'aurais pas tué nos fils, Kiin.
Et quand il prononça ces paroles, Kiin sut qu'il disait la vérité. Elle posa sa rame en travers de Fik et regarda par-dessus son épaule.
— Il y a tant de façons pour un enfant de mourir.
— Je suis suffisamment fort. Takha aurait été en sécurité.
— Mieux vaut que sa mort soit un cadeau aux esprits que le résultat de la haine.
Caressant le devant de son suk, le renflement de Shuku, elle ajouta :
— Nous avons ce fils.
Le Corbeau acquiesça d'un signe mais dit :
— Tu ne peux l'appeler Amgigh. Son nom est Shuku.
Kiin releva la tête et lança d'une voix ferme :
— La part de mon fils qui est Chasseur de Morses sera Shuku. Son nom d'esprit est Amgigh.
Kiin attendit la réponse du Corbeau mais il se tut. Elle reprit donc sa pagaie et regarda en direction du soleil dont le chemin à travers le ciel était chaque jour plus bas.
«Trop tôt le soleil se tourne vers l'hiver», dit son esprit.
Nous avons traversé d'autres hivers, répondit-elle.
Et elle pagaya en silence.
4
Chasseurs de Morses
Baie de Chagvan, Alaska
Le village des Chasseurs de Morses n'avait pas changé. Si Kiin était partie presque quatre lunes, elle eut la soudaine sensation de l'avoir quitté la veille. Le schiste gris de la plage, l'odeur épaisse de la fumée des lampes à huile venant des demeures, les bandes rouge foncé de la viande de morse séchant sur des claies aux abords du village, les femmes groupées pour réparer les pièges à poisson en osier, tout cela était pareil.
Des hommes se rassemblèrent pour aider les commerçants à tirer iks et ikyan à terre. Des garçons fouillèrent dans les bateaux, fouinèrent dans les paquets de marchandises. Kiin eut l'impression que son chagrin s'allégeait quelque peu au spectacle de Chasseur de Glace tentant en vain d'interrompre le manège de tant de petites mains brunes. Refusant de voir les questions dans les yeux des femmes Morses, elle se fraya un chemin parmi la foule jusqu'en haut de la plage où se dressaient de longues habitations en terre et en peaux de morse.
Elle rampa dans le tunnel d'entrée menant au logis du Corbeau. La plupart des maisons possédaient des murs de gazon, empilés et maintenus par des rondins. Chaque toit était constitué d'une double épaisseur de peaux de morse maintenues en pointe sur des poteaux de saule, les peaux jaunissant à la lumière du jour.
Longue et étroite comme les autres, la demeure du Corbeau possédait un toit de gazon et de bois flotté, comme ceux des ulas des Premiers Hommes. Elle était plus chaude que les autres mais toujours sombre, sans même un trou dans le toit pour laisser entrer la lumière contrairement aux habitations des Premiers Hommes.
En parvenant à la sortie du tunnel, Kiin se raidit à la perspective des questions que poseraient inévitablement entre deux rires les deux épouses d'Oreilles d'Herbe. Mais leur partie de l'ulaq était vide.
Peut-être Queue de Lemming est-elle aussi absente, espéra Kiin tout en franchissant les rideaux de peau de morse qui marquaient le territoire du Corbeau.
— Ainsi tu es de retour, dit Queue de Lemming sans même la politesse d'un salut.
Après une grimace, elle tourna le dos à Kiin pour fouiller dans la cache de nourriture.
Kiin posa son bâton de marche et porta sur sa plateforme le paquet qu'elle avait pris dans l'ik. Elle dénoua le berceau de Shuku fixé au paquet par une lanière et s'apprêta à le suspendre au-dessus de son lit.
Queue de Lemming se retourna et désigna la plateforme du Corbeau.
— Accroche-le ici, dit-elle. Je ne partage pas son lit, ajouta-t-elle en tapotant son ventre dans un gloussement. Cela ne se voit pas encore, mais je porte son fils.
— Un fils ?
— Ou une fille, répondit Queue de Lemming avec un haussement d'épaules.
Kiin contempla un moment le beau visage rond de Queue de Lemming, puis répondit :
— Toi et moi partagerons ce lit. Je ne bougerai que sur son ordre.
Elle suspendit le berceau puis souleva son suk pour tirer Shuku de sa bandoulière. Elle posa l'enfant sur sa plate-forme et desserra la peau de phoque souillée entre ses jambes. Pendant le voyage, elle n'avait pu le laver correctement et ses petites fesses étaient toutes rouges et irritées.
Kiin se rendit à la réserve de nourriture et, tendant la main par-dessus les bras de Queue de Lemming, sortit un ventre de phoque d'huile.
— Tu ne demandes pas, tu prends ? remarqua Queue de Lemming en s'asseyant sur ses talons pour fixer Kiin des yeux.
Voyant qu'elle ne répondait pas, Queue de Lemming se releva et jeta un regard à Shuku.
— Où est Takha ? s'enquit-elle.
— Dans les Lumières Dansantes avec ses grands-pères... Donné au vent.
Kiin tira le bouchon d'ivoire qui bloquait l'extrémité du récipient, plongea son médius dans l'huile et oignit les jambes et les fesses de Shuku.
Queue de Lemming s'avança près de Kiin. Elle l'observa un moment puis s'empara brusquement du conteneur en s'exclamant :
— C'est à moi !
Les rebords mous se pressèrent contre l'huile qui se répandit sur les couvertures.
Kiin y trempa ses mains et poursuivit sa tâche. Queue de Lemming emporta le ventre de phoque à la réserve et s'y accroupit, le conteneur entre les jambes.
Kiin enveloppa Shuku de bandes propres de peau de phoque puis s'adressa à lui, attendant que son regard croise le sien. Mais il se détourna pour contempler ses mains.
« Son frère lui manque », murmura l'esprit de Kiin.
La douleur monta de nouveau dans la poitrine de Kiin qui ferma les yeux et chassa les mots de son esprit.
Kiin déposa Shuku dans son berceau et, tâchant d'oublier le temps où celui de Takha était à côté, elle donna une impulsion à la nacelle qui tangua doucement. Elle retourna alors à son paquetage et prit sa canne. Elle laissa courir ses doigts sur le bois que l'eau avait rendu lisse puis la tendit de façon que Queue de Lemming puisse en voir le bout pointu.
— Ceci est plus qu'un bâton de marche, Queue de Lemming.
Celle-ci plongea un doigt dans l'huile, leva les yeux sur Kiin et lança, l'air narquois :
— Es-tu en train de me dire que c'est quelque chose de sacré, une amulette ou un appeleur d'esprit ?
Elle lécha l'huile sur son doigt.
— Non, c'est une lance. Avant que le Corbeau ne me retrouve, j'ai vécu seule pendant des mois. Mais je n'ai jamais eu faim. Sur cette plage où je vivais, j'étais tout à la fois chasseur et commerçant, mère et grand-mère, sculpteur et chaman... J'étais chef de mon propre village.
Jambes tendues, pieds écartés, Kiin leva la lance et plaça la pointe au-dessus du nez de Queue de Lemming, à l'espace étroit entre les deux yeux.
— Ne me prends plus jamais quoi que ce soit, avertit Kiin.
Queue de Lemming ouvrit la bouche mais ne pipa mot. Lentement, elle reboucha le ventre de phoque d'huile. Les yeux posés sur Kiin, elle s'essuya les doigts sur les lignes noires tatouées sur ses jambes.
— Cette huile t'appartient, ma sœur, dit Queue de Lemming d'une voix ténue.
— Parfait. Je t'en donne la moitié. Tu pourrais peut-être remplir notre lampe. Elle fume.
Kiin passa le reste de la journée à réparer son suk et à défaire les paquets que Chasseur de Glace avait laissés dans la demeure du Corbeau. Au début, Queue de Lemming rôdait près de Kiin tandis que celle-ci s'affairait.
— Il ne s'intéresse qu'à lui, soupira-t-elle enfin. Il m'avait promis des colliers et des fourrures, mais regarde, il n'y a que de la nourriture, de l'huile et des sculptures.
Kiin s'abstint de toute réponse et travailla jusqu'à ce que tout soit rangé. Puis, constatant que Shuku dormait toujours, elle prit une petite vessie d'huile qu'elle avait gardée d'un des paquets de troc et dit à Queue de Lemming :
— Je vais voir Grand-mère et Tante. Je serai bientôt de retour. Veille sur Shuku.
Afin de ne devoir parler à aucune femme, Kiin emprunta le chemin le plus long, passant derrière les ulas et au-dessus de la pile de détritus. Leurs questions attendraient qu'elle ne fût plus au bord des larmes.
À l'aide d'une branche elle gratta le rabat d'herbe tissée de la demeure des vieilles femmes.
— Tu as agi selon nos préceptes, lança Femme du Ciel avec un filet de voix haut perché.
Un frisson parcourut Kiin de la tête aux pieds. Comment Femme du Ciel pouvait-elle savoir que c'était elle ? Kiin se glissa dans l'ulaq et se tint debout. Elle lissa son suk puis avança entre les piles de nattes funèbres pour s'accroupir entre les deux femmes.
Les mains de Femme du Ciel s'arrêtèrent de tisser celle qu'elle confectionnait avec sa sœur, mais Femme du Soleil poursuivit son ouvrage tout en se balançant, paupières closes. Kiin se demanda si elle écoutait.
— Oui, dit Kiin. J'ai donné mon fils Takha aux esprits du vent.
Femme du Ciel se pencha et pressa les doigts sur les lèvres de Kiin.
— Ne prononce pas son nom. Cela pourrait le ramener ici.
Kiin se releva. Peut-être avait-elle eu tort de rendre visite aux vieillardes si tôt après son retour au village. Elle sentait déjà son esprit fou de l'envie de quitter cette demeure. Quel bien y avait-il à rester là à écouter les vieilles parler de malédictions ?
— Ton frère est mort ? s'enquit Femme du Ciel.
— Oui, le Corbeau a tué Qakan et je l'ai enterré.
— Tugidaq, dit la vieille femme en appelant Kiin par son nom d'esprit. Pourquoi prendre le risque de pronon-cer son nom ? Il t'a suffisamment maudite. Quel frère se sert de sa sœur comme d'une femme ? Quel frère contraint sa sœur à faire ce que seule une épouse doit faire ?
» Mais maintenant que ton fils est avec les esprits du vent, nous sommes en sécurité ; ce village est en sécurité. Tu es forte, Tugidaq.
Kiin dévisagea longuement Femme du Ciel.
— Oui, Grand-mère, je suis forte, dit-elle en lui tendant la vessie d'huile. Mon époux te l'apporte de la plage des Commerçants.
Femme du Ciel regarda le cadeau et sourit.
— Chasseur de Glace nous a rapporté de l'huile, lui aussi.
Elle posa la vessie à côté d'elle et se remit à l'ouvrage. Kiin observa alors Femme du Soleil. Femme du Soleil ouvrit les yeux. Elle sourit à Kiin mais ne dit rien. Kiin s'assit à côté des deux femmes et observa leurs mains, petites comme celles des enfants, tisser l'herbe. Personne ne parlait. Finalement, le silence parut accroître la douleur et le chagrin de Kiin.
— Je m'en vais, dit-elle en se levant.
Femme du Ciel continua de tisser, mais Femme du Soleil suivit Kiin à travers le tunnel d'entrée. Comme elles se tenaient dehors sous le vent froid montant de la baie, la vieille femme saisit Kiin par le bras et plongea ses yeux dans les siens.
— Parfois, mes rêves sont une malédiction. Parfois, j'aimerais ne pas connaître les secrets que les esprits ont décidé de me confier, soupira-t-elle en regardant vers la mer.
» Ce que tu as fait, tu l'as fait. Ma sœur ne sait pas et je ne lui dirai pas, même si le Corbeau nous reproche la mort de Takha. Je sais ce que c'est qu'avoir un fils. Je n'ai aucune colère contre toi.
Kiin serra ses mains sur son suk. Mais elles ne rencontrèrent que le vide. Nul bébé ne tétait.
— Ce n'est pas celui-là, dit Femme du Soleil en désignant le suk de Kiin comme si Shuku se trouvait à l'in-térieur. C'est l'autre, Takha, mais peut-être est-il suffisamment loin pour que nous soyons en sécurité.
En un éclair, Kiin vit Takha, lové dans les bras de Trois Poissons. Son besoin de lui la transperça comm*;; une pointe de glace.
— Tu te trompes, Tante, je l'ai donné aux esprits du vent. Il est mort.
Sur quoi, Kiin tourna les talons et regagna l'ulaq du Corbeau.
5
Accroupie, Queue de Lemming plongeait les doigt» dans le bol de viande. Elle leva les yeux sur le Corbeau et parla la bouche pleine.
— C'est bon, époux. Tu m'as rapporté des cadeaux '
L'homme fronça les sourcils.
— La viande n'est-elle pas un cadeau suffisant ?
Mais comme Queue de Lemming pinçait les lèvres,
le Corbeau s'accroupit près d'un sac de troc et dénoua les ficelles pour en sortir un collier de perles d'os d'oi seaux et de coquillages. Il le lança à Queue de Lemmim; puis en chercha un deuxième.
— Pour toi, dit-il à Kiin.
Il le lui porta et le lui passa au-dessus de la tête. Le; collier scintillait contre sa poitrine nue, dessinant un; longue boucle entre ses seins.
Kiin en étudia les perles. Chacune était un cerclï découpé dans une mâchoire de baleine. Chaque cercle possédait un trou en son centre et était gravé de fines lignes. Il était magnifique, presque aussi beau que k collier de perles de coquillages que Samig lui avait confectionné. Pourtant, le collier du Corbeau était froid et lourd contre sa peau.
— Merci, dit-elle.
— Je vois que tu ne portes plus tes autres colliers.
— J'en ai fait cadeau.
Les yeux du Corbeau se durcirent.
— Tu aurais dû conserver la sculpture.
Non, songea Kiin. Je suis heureuse d'en avoir fait don à Trois Poissons. Cela lui conférera le pouvoir d'être une bonne mère pour Takha.
— Cette figurine nous aurait procuré de la viande pour tout l'hiver, remarqua le Corbeau.
Kiin baissa la tête et le Corbeau se détourna. Elle s'approcha du sac à bouillir en peau de phoque qui pendait au-dessus de la lampe à huile et y plongea un bol. Elle le tendit au Corbeau rempli de viande puis en emplit un pour elle et retourna près de sa plate-forme. Queue de Lemming se glissa pour s'asseoir à côté d'elle. Elle étudia son collier, puis celui de Kiin et fit la moue.
Kiin n'eut pas un regard pour elle. Soudain, le Corbeau se trouva debout à côté des deux jeunes femmes, une boîte à couture en peau de phoque dans les mains. Il la tendit à Queue de Lemming.
— Encore un cadeau. Tu peux le garder ou l'échanger. Peut-être Lanceuse d'Ardoise t'en donnera-t-elle un collier.
Queue de Lemming sourit, coula à Kiin un regard en coin et se mordilla les lèvres.
— Nous avons rapporté d'autres marchandises, observa le Corbeau pour Queue de Lemming. Si tu pars maintenant, tu seras la première à voir ce qu'ont les autres femmes. Tu feras les meilleurs trocs.
Queue de Lemming engouffra le reste de sa nourriture et se rendit en hâte dans le coin des paniers. Elle posa la boîte à couture au fond du plus grand panier qu'elle recouvrit de plusieurs peaux de renard et d'une natte d'herbe. Elle enfila son parka et, avec un autre sourire pour Kiin, sortit.
Le Corbeau finit de manger puis tendit son bol à Kiin. Il la regarda de ses yeux plissés et le cœur de Kiin cogna dans sa poitrine. Elle savait qu'il voulait plus que de la nourriture. Pourtant, elle prit le bol et se dirigea vers le sac à bouillir.
Le Corbeau saisit le pan arrière de son tablier d'herbe.
— Pas tout de suite, dit-il en l'attirant à lui.
Kiin posa les bols à terre et attendit pendant que le Corbeau se levait et s'étirait. Il ôta son parka et ses jambières en peau de caribou puis se planta devant Kiiri. Il se débarrassa de son tablier et le laissa tomber.
Kiin regarda par-dessus son épaule vers le berceau de Shuku. Mais son esprit lui chuchota : « Ne cherche pas d'aide auprès de ton fils. En quittant la plage des Commerçants, tu savais qu'il te faudrait être femme du Corbeau. Si tu lui résistes maintenant, quelle chance aura Shuku ? Le Corbeau pourrait décider de le traiter en esclave et non en fils. »
Le Corbeau tendit la main, dénoua le tablier de Kiin et le laissa tomber. Pendant un moment, Kiin inclina i tête et se mordit les joues. Puis elle s'obligea à affronter le regard du Corbeau. Le centre de ses yeux était ouvert et, dans l'obscurité, Kiin vit son propre reflet, 1*image claire et aiguë de son visage, de son grand front, de sa bouche petite et pleine. Mais dans les creux au-dessus de ses pommettes où devraient se trouver ses yeux, elle ne vit que le noir, plus noir encore que le noir des yeux du Corbeau. Tu vois, se dit-elle, tu es la plus forte.
Elle suivit l'homme à sa plate-forme jonchée de fourrures et de nattes tissées. Et comme si nul temps ni; s'était écoulé, elle vit le Corbeau et Cheveux Jaunes, se rappela les après-midi où elle les avait trouvés ensemble dans ce même lit, même après que le Corbeau eut donne sa femme pour épouse à Qakan. Avec cette vision de Cheveux Jaunes vint l'écho d'un rire, mais la mort avait pris la voix de Cheveux Jaunes, aussi était-ce le rire de Queue de Lemming dont se souvenait Kiin. Pui;; l'image du Corbeau et de Queue de Lemming au cours des nuits où ils se roulaient ensemble dans les nattes et les fourrures.
Kiin s'assit sur la plate-forme et recula pour faire de la place au Corbeau. Il tendit la main et effleura ses tétons qui pointaient. Il prit un de ses seins dans sa mai :i ouverte. Kiin observa les doigts du Corbeau mais soudain, elle vit les doigts de son père. Elle pensa à ces fois où son père l'avait vendue à un commerçant pour la nuit, au temps où elle luttait bec et ongles contre les caresses des marchands. Même lorsque le Corbeau bougeait au-dessus d'elle, les muscles de Kiin étaient douloureux au souvenir de ces blessures. Pourtant, elle s'étendit, ouvrit les bras et les jambes à l'étreinte du Corbeau. Il était lourd contre sa poitrine et elle se déplaça légèrement pour qu'il ne pèse pas de tout son poids sur la partie la plus tendre de ses seins.
Le Corbeau se souleva et s'enfonça en elle, entamant le rythme de l'homme avec la femme. Kiin ferma les yeux, chassa toute pensée de lui pour accueillir celle de la nuit passée avec Samig.
Elle pouvait presque croire qu'elle était avec Samig et son esprit s'emplit du contentement de Samig, l'enveloppant de la joie de leur union. Le Corbeau se jeta contre elle et gémit. Le besoin de Samig se répandit alors en elle comme une douleur dans son corps tout entier.
« Chaque fois sera un peu plus facile, lui dit son esprit comme une mère chante pour réconforter son enfant. Chaque fois la douleur s'atténuera un peu. »
6
Premiers Hommes
Baie de Herendeen, péninsule d'Alaska
Samig était assis seul à côté de son ikyak. l es longues bandes de terre autour de la baie protégeaient la plage des Commerçants du vent du nord, mais le ciel était chargé de nuages sombres. Samig portait deux parkas l'un sur l'autre pour avoir plus chaud.
Il déroula les bandelettes de peau de phoque autour de sa main droite. Au cours de la lune qui avait suivi la mort d'Amgigh, la blessure s'était bien guérie. Les petits points de sa mère Chagak avaient rapproché les bords de la plaie en une cicatrice qui n'était plus qu'une fine ligne rose sur son poignet sombre. Mais la blessure avait été plus qu'une déchirure de la peau et des muscles. Le couteau avait aussi tranché dans l'espril de la main et détruit sa force. Samig pouvait serrer le poing mais ne pouvait plus étendre la main droite à plat.
Il plia les doigts autour de sa lance longue. Son petit doigt s'ourla comme il faut autour du bois, mais son pouce, celui qui devrait maintenir le bois et pointer \ srs l'épaule de Samig quand il pliait le bras pour lancer ce doigt-là refusait de rester droit. Le doigt recourbé inclinait le javelot et chaque fois que Samig le lançait, il dessinait un petit arc de cercle avant de retomber. S'il tentait d'ajuster son tir, la lance volait haut comme la fléchette à oiseaux d'un gamin, puis retombait du ciel en piqué.
Samig se leva, arracha le javelot de sa main droite et, le serrant dans la gauche, le lançant aussi loin que possible. Il s'accroupit près de l'ikyak et ferma les yeux.
Qu'est un homme s'il ne peut chasser ? Kiin m'aurait-elle laissé Takha si elle avait su que j'étais incapable de chasser ? Mieux valait avoir le Corbeau pour père.
— N'as-tu donc pas plus de respect que cela pour la lance de ton grand-père ?
Sous le choc, Samig leva les yeux pour découvrir son père, Kayugh. L'homme s'accroupit et plaça la lance aux pieds de Samig.
— A quoi bon ? demanda Samig en tendant sa main aux doigts recourbés comme une serre d'oiseau. Comment vais-je nourrir ma famille ? Comment vais-je enseigner la chasse à Takha ? Pourquoi Trois Poissons m'appellerait-elle son époux si je suis incapable d'apporter de la viande pour elle et pour nos fils ?
— Et alors ? Emmèneras-tu Takha à Corbeau ? Ren-verras-tu Petit Couteau chez les Chasseurs de Baleines ?
Samig vit la colère dans les yeux de son père.
— Que puis-je leur apporter de bon ? murmura-t-il alors.
Kayugh haussa les épaules.
— Si c'est ainsi, je garde ta lance. Ton grand-père Shuganan ne l'a pas fabriquée pour que tu la jettes. Ton imbécillité maudira tes chasses bien plus que la blessure de ta main. Tu peux pagayer, n'est-ce pas ? Mais je vais de ce pas annoncer à Petit Couteau qu'il n'a plus de père. Peut-être décidera-t-il d'emmener Takha avec lui chez les Chasseurs de Baleines. Tu n'auras alors plus aucun souci à te faire pour tes fils. Il est bon que Kiin et Shuku soient repartis avec le Corbeau. Du moins n'as-tu pas à t'inquiéter pour eux. Ou peut-être, ajouta Kayugh en se relevant, es-tu tellement tracassé à ton sujet qu'il n'y a plus de place pour les autres.
Samig bondit sur ses pieds et fit face à son père.
— Tu ne t'es jamais soucié de moi. Tu ne pensais qu'à Amgigh. Je donnerais ma vie pour le ramerisr. Mais cela ne se peut pas. Je me suis promis d'élever le fils de Kiin, de le former comme Amgigh l'aurait fait. C'est tout ce que je peux faire pour Amgigh ; mais comment vais-je y parvenir, maintenant ?
— Jamais tu ne dois croire qu'Amgigh était plus proche de mon cœur que toi. Peut-être n'es-tu pas fils de ma chair, mais tu es fils de mon esprit.
Sur quoi Kayugh marcha en direction des petits monticules de terre et d'herbe qui étaient les ulas des Premiers Hommes. Samig le regarda s'éloigner. S'il était grand-père, Kayugh avait toujours la démarche et le oort assurés et puissants d'un chasseur. Comme s'il savait que Samig l'observait, Kayugh se retourna et dit d une voix forte :
— Il y a dans la chasse bien plus que la seule habileté manuelle. N'oublie pas l'esprit. N'oublie pas le cœur.
Il abandonna alors Samig à sa solitude.
7
Chagak quitta son ouvrage des yeux au moment où Kayugh descendit le rondin à encoche qui donnait accès à l'ulaq.
— Tu l'as trouvé ? s'enquit-elle.
— Il est sur la plage.
Kayugh se rendit dans sa cache d'armes. Fouillant dans un panier plein de têtes de harpon, il choisit une lame fine d'obsidienne, noire, presque translucide, une des plus belles d'Amgigh. Kayugh la tint un moment contre sa joue.
Chagak avait porté la douleur de la mort d'Amgigh comme une pierre dans sa poitrine tout au long de cette longue lune, et maintenant, à la vue du visage attristé de Kayugh sa gorge se serra et des larmes lui brûlèrent les yeux.
Depuis le coin aux armes, Kayugh parla d'une voix presque aussi ténue que celle d'un garçon.
— As-tu l'impression, femme, qu'en élevant nos enfants j'ai favorisé Amgigh par rapport à Samig ?
Ces paroles douloureuses atteignirent Chagak en plein cœur. Elle dut attendre un moment avant de pouvoir répondre. Elle passa la paume de ses mains sur ses joues et ferma les yeux pour refouler ses larmes, puis elle s'avança vers son époux, s'appuya contre son dos et posa les mains sur ses épaules.
— Il n'existe pas de meilleur père que toi. Demande à Baie Rouge, à Mésange. Mésange n'est encore qu'une enfant, mais elle sait. Tu as été juste avec tes deux fils, mais ils étaient différents ; tout le monde l'est. Tu n'as pas favorisé un fils ou l'autre du simple fait que tu les as traités différemment.
— Samig pense que...
— Quoi que dise Samig, n'oublie pas qu'il a perdu plus que chacun d'entre nous. Pas seulement un frère, mais Kiin et Shuku, le fils de Kiin, sans oublier l'usage de sa main. Tu sais que le chagrin ne se contente pas de vriller le cœur, il obscurcit la vision. Seuls les grands sages distinguent le bien sur la terre quand ils sont en deuil.
Kayugh acquiesça d'un signe et reposa la tête de harpon dans le panier. Il se releva et attira Chagak qu'il serra contre lui.
— Crois-tu qu'il rechassera un jour ? demanda Chagak d'une petite voix.
— Samig ? demanda Kayugh dont la bouche effleurait l'oreille de Chagak.
Elle hocha la tête.
— Oui, répondit Kayugh. Je ne sais pas comment, mais il y parviendra.
Kayugh recula d'un pas pour poser les yeux sur sa femme.
— Ne doute pas de ton fils. Il te ressemble. Il n'abandonnera pas tant qu'il n'aura pas trouvé un moyen.
— Samig?
Samig respira profondément. C'était Trois Poissons. Pourquoi fallait-il qu'elle le traite comme un gamin qu'on doit encore surveiller.
— Je suis là, dit-il en se levant.
Trois Poissons sourit.
— Je t'ai apporté à manger, dit-elle en tendant un panier de poissons séchés.
Samig se rassit en tailleur comme s'il était encore chez les Chasseurs de Baleines.
— Je n'ai pas faim, Trois Poissons.
— Comment pourras-tu chasser si tu as le ventre vide ? objecta la jeune femme en s'accroupissant à côté de son mari. Mange, insista-t-elle en lui tendant un morceau de poisson. Après quoi je te raconterai quelque chose qui te fera plaisir.
Samig tendit la main, s'apercevant trop tard que c'était la main droite. Il leva les yeux au ciel et grinça les dents de rage. Mais Trois Poissons prit tout bonnement sa main dans la sienne, la posa sur sa cuisse et posa le poisson dans la main gauche de son époux.
— Tu chasseras bientôt ? s'enquit-elle en étudiant ses doigts.
— Comment ? ricana Samig.
Trois Poissons le regarda avec étonnement.
— C'est à moi que tu demandes ? Je suis une femme. Si tu as des questions sur la couture ou la cuisine, pose-les. Je répondrai.
Samig mordit dans le poisson.
— Tu passes trop de temps avec ma mère, remarqua-t-il. Tu commences à parler comme elle.
— Parfait ! s'exclama Trois Poissons en riant.
Elle tourna la main de Samig dans un sens puis dans l'autre et mangea à son tour tout en continuant d'étudier la main.
— Les doigts serrent-ils fort ?
— Oui.
— Alors où est le problème ? Ton bras fonctionne encore, tu peux toujours lancer un harpon.
— Regarde.
Samig s'empara de son bâton, le pressa contre sa main droite et montra à sa femme le doigt replié au bout.
— Il doit rester bien droit ?
— Oui, sinon je ne peux pas viser et la lance vacille.
Trois Poissons continua de manger et, quand elle eut
achevé le dernier morceau, elle dit :
— Attends. Je reviens.
Elle fit deux pas en courant, pivota et attrapa au vol le panier vide.
— Tu as encore faim ?
Samig se retint de sourire. Trois Poissons avait tout mangé hormis le bout qu'il avait encore dans la main. Il le lui montra.
— J'ai suffisamment, répondit-il en la regardant partir.
Trois Poissons était large comme un chasseur Premiers Hommes et presque aussi grande que Longues Dents ; elle courait lentement et maladroitement sur le sable de la plage des Commerçants.
Samig prit une bouchée de poisson. Il se leva et s'étira puis longea la plage. Il était bon que leurs ulas soient protégés de la mer du Nord par les bras de la baie, mais parfois, il aurait voulu voir l'étendue infinie de la mer. C'était mieux pour savoir si des baleines ou des phoques y nageaient. Mais quelle importance, désormais ? Comment enseignerait-il aux hommes à chasser la baleine, avec sa main tordue ?
Maintenant qu'Amgigh était mort et que Samig ne pouvait plus chasser, que possédaient les Premiers Hommes ? Trois chasseurs — Kayugh et Longues Dents, presque vieillards — et Premier Flocon, le mari de Baie Rouge. Les deux fils de Baie Rouge étaient encore des bébés et qui pouvait compter sur le père de Kiin, Waxtal, qui ne rapportait jamais plus de deux ou trois phoques par saison ? Petit Couteau était sans doute encore un gamin, mais il était meilleur au harpon.
Peut-être Roc Dur et les Chasseurs de Baleines avaient-ils eu raison de reprocher à Samig la malédiction du feu et des cendres d'Aka. Peut-être avait-il aussi porté malheur aux Premiers Hommes et qu'au bout du compte ils ne compteraient plus de chasseurs et se verraient contraints de vivre du poisson et des baies rapportés par les femmes.
Et Kiin ? se demanda-t-il. Attendra-t-elle que je vienne la chercher ? Que pensera-t-elle si je n'y vais pas ?
Il libéra la lance de sa main et leva le poing en direction du ciel gris.
— Et ça ? hurla-t-il au vent. Comment chasser avec ça ? A quoi est-ce que je sers si je suis incapable d'apporter de la viande à mon peuple ?
Trois Poissons surgit soudain près de lui.
— Regarde, Samig, regarde, dit-elle souriant de sa face de pleine lune.
Elle agitait devant ses yeux un mince bout d'os d'oiseau. Prenant la main de son époux, elle en étendit l'index auquel elle fixa l'os à l'aide de fins liens de nerf tordu.
— Tu vois ? Où est ta lance ? demanda-t-elle en se tournant vers les claies où l'on remisait les kayaks.
— Attends, dit Samig en la maintenant à l'écart.
Qui pouvait dire quelle malédiction tomberait sur une
arme qu'une femme aurait touchée ? Il ramassa son bâton de jet et courut aux claies où il avait laissé sa lance. Il plaça le bâton dans sa main et arrima le bout de la lance au crochet d'ivoire en haut du bâton. Il arma son bras en arrière et fit un lancer, main au niveau de l'épaule. Ce ne fut pas parfait, mais la lance vola bien droit, sans décrire un arc trop court et malencontreux, ni une ligne trop haute et imprécise.
— Trois Poissons ! appela Samig dont la voix s'éleva en un cri.
Il courut vers elle et la serra contre sa poitrine. Trois Poissons voulut se libérer mais Samig protesta.
— Peu importe qui nous voit.
Rouge de confusion, Trois Poissons baissa les yeux.
— Tu vas écraser tes fils.
Samig s'écarta brusquement, les yeux écarquillés.
— Takha est ici, dit la jeune femme et caressant la bosse sous son suk. Notre autre fils est là, ajouta-t-elle en tapotant son ventre.
8
Waxtal fixait des yeux le morceau de bois flotté.
— Mauvaise année pour les sculpteurs, remarqua-t-il en jetant le bout de bois avec dégoût. Si j'avais de l'ivoire, je pourrais sculpter tout l'hiver et me rendre chez le Corbeau, le mari de notre fille. Il achèterait mes statuettes. Regarde ce qu'il a donné pour les minables animaux que Kiin a faits.
Coquille Bleue le regarda de l'endroit où elle était assise à trier de l'herbe, près de la lampe à huile.
— Prends la journée pour remonter la plage jusqu'à la mer du Nord, suggéra-t-elle. Peut-être les esprits ver-ront-ils ce dont tu as besoin et t'enverront-ils une défense de morse.
Waxtal la tança vertement :
— Une femme pense qu'il est facile de marcher jusqu'à la mer du Nord. Une femme dit : « Prends la journée. Tu trouveras une défense de morse. » Tout chasseur sait que ce n'est pas une expédition facile, même en ikyak. Il y a de forts courants et des vents violents. Quel autre chasseur m'accompagnerait ? Ils trouvent peu de valeur aux défenses de morse. Nul esprit n'a ouvert leurs yeux à ce que peut réaliser un couteau de sculpteur.
Coquille Bleue courba la tête sur son ouvrage.
— D'ailleurs, ajouta Waxtal, on ne peut me demander de sortir par ce vent vêtu de la sorte. Il me faut un parka. Il fait plus froid ici que sur notre île. Je devrais m'habiller comme les Chasseurs de Morses, avec un capuchon pour couvrir ma tête et des jambières de fourrure. Kayugh et Samig possèdent des parkas mais ma femme est trop sotte pour m'en confectionner un.
— Si tu désires un parka, j'en coudrai un, répondit Coquille Bleue avec calme, mais je ne peux pas en faire un avec des peaux d'oiseaux. Kayugh et Samig ont des fourrures grâce au troc de Kiin, pas nous. Tu vas devoir chasser et nous rapporter des fourrures de phoques ou des peaux de caribou.
— Une femme pense qu'il est facile de chasser... commença Waxtal.
Coquille Bleue soupira profondément et se remit à trier l'herbe.
Samig posa à ses pieds les lances d'entraînement munies de plumes. Il avait aiguisé le bout de chaque fourreau et durci les pointes au feu. Il ficha la plus proche dans son bâton à lancer mais, avant de la projeter, il se tourna vers Trois Poissons.
— Quand le bébé arrivera-t-il ?
— J'ai manqué deux saignements.
Samig hocha la tête et lança. C'était un bon jet, mais court.
— Je suis heureux que Takha ait un frère ou une sœur, remarqua-t-il.
Il ne donna pas cours à ses craintes : l'enfant naîtrait au début du printemps, période difficile pour tout le monde, surtout pour les mères avec de nouveaux bébés.
Deux fils, songea-t-il — Petit Couteau et Takha. Non, trois. Shuku lui appartenait aussi. Si Trois Poissons avait un fils, cela ferait quatre.
Samig effleura la joue de Trois Poissons.
— Tu es une bonne mère pour Takha et pour Petit Couteau. Tu seras une bonne mère pour ce nouveau bébé.
Trois Poissons sourit, bouche fermée.
— Je chasserai, lui dit Samig. Même si je dois tout réapprendre comme un garçon. Nos enfants n'auront jamais faim.
Il s'interdit de penser à leur maigre réserve d'huile de phoque et de viande séchée. Il préféra se rappeler que leur baie était poissonneuse. Chaque jour les femmes attrapaient des menhadens dans les lits de varech. Il y avait aussi des animaux de mer, des phoques, des veaux marins et des loutres. De plus, les femmes avaient fait bonne provision de racines et de baies. Les sculptures de Kiin leur avaient procuré des fourrures pour les vêtements d'hiver. Leurs ulas étaient solides. Ils n'auraient pas à brûler trop d'huile pour rester au chaud.
— L'hiver ne sera pas facile, dit-il à Trois Poissons en préparant une autre lance d'entraînement, mais nous vivrons. Regarde ! Tu vois cet amas d'ivraie ?
Il lança. Le javelot vola sans trembler et atteignit sa cible.
— Encore une baleine, dit Trois Poissons.
Mais, craignant que les esprits ne le trouvent orgueilleux, Samig dit :
— Peut-être un veau marin, ou n'importe quel animal prenant en pitié les hommes qui ont besoin de viande.
9
Samig resta éveillé tard dans la nuit. La joie qu'il avait éprouvée dans la journée quand Trois Poissons lui avait annoncé qu'elle portait un enfant semblait liée à la lumière. Quand le soleil se coucha et que la nuit se referma sur les ulas, les craintes que Samig avait repoussées envahirent ses pensées et il vit Trois Poissons, Takha et le nouveau bébé malades et mourant de faim.
« Tu es le chef de ce village, murmura un esprit dans l'obscurité de sa chambre. Tu es responsable des besoins de ton peuple. »
Samig tenta d'élaborer des plans pour la chasse et la pêche, mais les idées lui échappèrent comme des rêves dont on ne se souvient qu'à moitié.
— Au matin, murmura-t-il à voix haute afin que les esprits tracassiers l'entendent et le laissent dormir, je sortirai avec mon ikyak et je laisserai le vent et la mer me dire ce que je dois faire.
Malgré cela, il ne dormit pas et avant l'aube, il se leva enfin, enfila ses jambières, son parka et son chigadax et sortit. Le soleil était tout neuf, doré et orangé dans un ciel presque sans nuages. Samig sentit son esprit s'alléger tandis qu'il guidait son ikyak dans la baie jusqu'à l'embouchure. Là, il distinguait les laisses en direction de la mer du Nord, où l'eau se couvrait d'écume quand chaque vague franchissait les barres de bas-fonds.
Les alques se rassemblaient, troupeaux chevauchant les vents, éclairs noirs virant soudain au blanc comme ils tournaient leur poitrine vers le soleil. Au début de l'hiver, toute la tribu d'alques se rassemblait, puis s'envolait pour ne revenir qu'au printemps, à la fonte des neiges. Samig se demanda où ils allaient. Possédaient-ils des villages d'hiver sur d'autres plages ?
Il ferma les yeux et imagina la joie que ce serait d'avoir des ailes.
Comme un ikyak quand un chasseur pagaie avec le vent, se dit-il. Samig rouvrit les yeux pour voir les alques prendre à nouveau leur essor, voler tout près de lui pour virer juste avant de l'atteindre. Samig leva sa pagaie dans leur direction puis tendit sa main gauche ouverte et vide.
— Frères ! Je suis un ami. Je n'ai pas de couteau.
Puis, tandis que le vent et le soleil lui éclaircissaient
l'esprit, les peurs de la nuit s'estompèrent et il sut ce qu'il devait faire.
Samig alla d'abord trouver Kayugh et lui demanda si tout le monde — hommes, femmes et enfants — pouvait manger ensemble ce soir dans l'ulaq de Kayugh. Kayugh observa Samig derrière ses yeux mi-clos. Cela rappela à Samig son enfance, car ce regard-là posait une question mais n'exigeait pas de réponse.
— Après le repas, nous dresserons des plans pour l'hiver, lui dit Samig.
— Chacun prendra-t-il sa nourriture dans ma réserve ?
— Non, non, ils apporteront à manger, répondit Samig avant d'ajouter en hâte : J'ai une bonne raison.
— Une bonne raison pour se réunir dans mon ulaq ?
— Oui.
— Economiser ton huile de lampe ? Éloigner Waxtal de ta cache de nourriture ?
Samig ouvrit la bouche pour expliquer que son ulaq était trop petit, qu'il tenait à la présence des femmes autant qu'à celle des hommes, mais il s'aperçut que son père le taquinait car le ventre de Kayugh était secoué d'un rire muet. Samig sourit alors.
Kayugh rit franchement, donna une bourrade à son fils et lui tendit un bol de bon ragoût préparé par Chagak.
Cette nuit-là, quand chacun se fut restauré, les hommes s'installèrent en cercle près de la plus grosse lampe, les femmes derrière eux. Samig avait prévu d'interroger les femmes — ce qu'il restait dans chaque cache de nourriture, combien de temps dureraient les réserves. Ses questions les mettraient peut-être mal à l'aise — d'ordinaire, aux réunions du village, seuls les hommes parlaient. Mais comment organiser des expéditions de chasse sans connaître la quantité de viande nécessaire ?
Samig prit la parole.
— Les Chasseurs de Baleines ont des coutumes qui ne sont pas les nôtres. Parfois, pendant l'année que j'ai passée chez eux, je les trouvais stupides. Parfois, je les trouvais sages. Quoi qu'il en soit, j'ai beaucoup appris. Au cours des réunions des Chasseurs de Baleines, lorsque des plans étaient dressés pour la chasse et les réserves d'hiver, leurs femmes parlaient.
Samig regarda les femmes par-dessus les têtes des hommes.
— Nous, les hommes, poursuivit-il, connaissons presque tout ce qui concerne la chasse. Les femmes connaissent presque tout ce qui concerne la nourriture. Pourquoi prendrais-je des décisions sans faire appel à tout le savoir dont je dispose ? Alors dites-moi, demanda-t-il aux femmes, combien de nourriture possédons-nous ?
Mais Waxtal fit la moue.
— Aux femmes ? Tu demandes aux femmes ? Depuis quand les femmes ont-elles la moindre sagesse ?
Samig fit semblant de ne rien entendre et écouta Nez Crochu — l'épouse de Longues Dents — et Chagak donner l'état de leur stock. Puis vint le tour de Trois Poissons, qui évoqua la cache d'œufs faite par Kiin au printemps, des œufs enfouis dans le sable bien au-des-sus de la ligne de marée.
— Tu as vu les œufs ? demanda Waxtal.
Samig retint son souffle, craignant que Trois Poissons ne dévoile la cachette à l'homme. Mais elle se contenta de hocher la tête et de baisser les yeux à la manière des Premiers Hommes, puis elle regarda avec malice entre ses cils pour montrer à Samig qu'elle avait saisi ses craintes.
— Coquille Bleue, et ta réserve de nourriture ? s'en-quit Samig.
Avant qu'elle ait le temps de répondre, Waxtal hurla.
— Nous n'avons rien. Cette femme est paresseuse. Elle ne pêche pas assez. Elle ne dresse pas suffisamment de pièges à oiseaux.
Samig eut le visage chauffé par la colère, mais Longues Dents intervint prestement.
— Ainsi, Waxtal, tu n'as pas de nourriture à partager. Pourtant, tu attends que nous partagions avec toi.
Waxtal se leva, leva sa canne qu'il ne quittait jamais et en menaça Coquille Bleue.
— C'est elle qui ne devrait rien manger.
— Ah oui, dit Kayugh. C'est elle qui reste assise toute la journée à sculpter et ne sort pas avec les chasseurs de phoques. C'est elle qui mange dans l'ulaq des autres hommes et n'invite jamais personne à manger chez elle.
Waxtal pinça les lèvres. Sa fine barbichette trembla sous son menton. Il traversa le cercle des hommes, se plantant avec grossièreté entre eux et la lumière. Il saisit Coquille Bleue par les cheveux et la hissa debout. Samig se leva d'un bond mais son père le retint.
— Attends.
Le calme de la voix de Kayugh résonna dans tout l'ulaq.
Coquille Bleue saisit le poignet de son mari, le tordit pour l'amener à sa bouche et mordit. Waxtal se dégagea vivement s'apprêtant à frapper. Mais Coquille Bleue lui bloqua le bras.
— Ne me touche pas, ragea-t-elle. Rien ne m'empêchera de dire à Samig ce qu'il doit savoir. Sans compter les poissons que j'ai attrapés aujourd'hui, ajouta-t-elle à l'adresse de ce dernier, nous disposons de quatre peaux de phoque de graisse et de deux ventres de lion de mer d'huile clarifiée. Nous avons trois ventres de poisson séché et une peau de phoque de macareux, le tout plein à craquer. A quoi il faut ajouter mes trois paniers de bulbes de pourpier et un peu de viande de phoque séchée.
Samig ferma les yeux de désespoir. Waxtal possédait suffisamment d'huile pour presque deux lunes. Cet homme pensait-il pouvoir vivre éternellement de la chasse des autres ? Il coula un regard à Kayugh qui regardait obstinément ses pieds.
— Bien, intervint Longues Dents. Nous devons donc chasser.
— Je chasse, dit Waxtal. J'aurais autant de nourriture que les autres dans ma réserve si ma femme ne gaspillait pas de la sorte.
Coquille Bleue se mit à rire. Waxtal leva sa canne mais la femme passa devant lui et quitta l'ulaq sans un regard en arrière.
Le lendemain, Samig envoya Premier Flocon et Petit Couteau chasser le phoque et la loutre — tout ce qu'ils pourraient trouver dans les anses de la baie. Il demanda à Kayugh et à Longues Dents s'ils accepteraient d'aller dans les terres chasser le caribou.
— L'été dernier, les commerçants nous ont dit que des caribous vivaient dans la toundra à un ou deux jours de marche de cette plage, rappela-t-il aux hommes. Nous n'avons jamais chassé le caribou mais...
Il s'interrompit en voyant une lueur dans les yeux de son père.
— Une fois, quand j'étais enfant, mon père m'a emmené chasser le caribou, observa Kayugh. Je suis prêt à tenter le coup.
— Si tu veux, emmène Waxtal, suggéra Samig qui sourit devant la grimace de son père.
Ce matin, pourtant, comme tous les hommes quittaient le village, Waxtal était en compagnie de Kayugh et de Longues Dents, tous trois armés de lances et équipés de bottes en nageoire de phoque, marchant en direction des montagnes.
Les femmes sortirent dans l'ik de Chagak pêcher la morue avec des lignes à main. Après leur départ, Samig regagna son ulaq et peignit son visage d'ocre rouge et de graisse de phoque à la manière des Chasseurs de Baleines. Il ne partit pas à la chasse. Comment faire avec une main dans cet état ? Peut-être chasserait-il un jour le phoque ou le lion de mer, mais même avec l'attelle d'os d'oiseau confectionnée par Trois Poissons, il ne retrouverait jamais la rapidité nécessaire pour la baleine. Il serait un baleinier — celui qui suit l'animal harponné et qui aide à le ramener mort au village. Mais il devait avant tout demander aux esprits de la baleine de choisir un autre alananasika, un autre chef chasseur de baleine, un homme à qui enseigner ce qu'il avait appris.
Une fois dans la baie, il entonna un chant qu'il tenait de son grand-père, Nombreuses Baleines, autrefois alananasika de la tribu des Chasseurs de Baleines. Puis Samig chanta sa propre prière aux esprits de la baleine.
« Nous ne chassons pas pour que les hommes nous honorent de leurs chants. Nous ne chassons pas pour que les femmes nous glorifient. Nous chassons pour vivre. Nous honorerons chaque baleine qui s'offrira à nous. Nous emplirons sa bouche d'eau fraîche. Nous rendrons son cœur à la mer. Nous ferons tout ce qui honore les baleines. »
Puis il attendit, espérant sentir la puissance des esprits de la baleine, pour apprendre en son cœur que les esprits avaient compris les besoins de son peuple. Mais il n'éprouva que le vide sous le dôme haut et gris du ciel et le même vide encore dans son cœur.
Il posa un moment les yeux sur sa main droite, la serra autour de la pagaie et revint au village en se demandant pourquoi il avait pensé que les esprits de la baleine l'écouteraient. Il n'était plus chasseur.
« Tu le savais parfaitement, susurra une voix en lui. Sinon, pourquoi serais-tu parti seul ? Les esprits de la baleine ne te voient plus comme un chasseur. Ils savent que ton pouvoir a disparu. »
Premier Flocon et Petit Couteau rentrèrent au village les traits creusés et le dos courbé comme des vieillards. Ils n'avaient rien vu, rien entendu ; ils n'avaient pas eu la moindre occasion de détacher leurs harpons du banc de nage de leurs ikyan.
— Demain, leur dit Samig. Quel chasseur ne rentre jamais bredouille ?
Disant cela, Samig sentit pourtant un frisson glacé au creux de sa poitrine. Et s'ils ne rapportaient pas de viande ? Et si une malédiction avait éloigné les animaux de la plage des Commerçants ?
Ils sortirent à nouveau le lendemain et le jour suivant. Samig sortit aussi à l'embouchure de la baie pour parler aux esprits de la baleine. Ces deux jours-là, les hommes rentrèrent bredouilles. Ces deux jours-là, dans ses chants et ses prières, Samig ne ressentit que le vide du ciel et de la mer.
Le quatrième jour, Kayugh, Longues Dents et Waxtal revinrent de l'intérieur des terres. Eux non plus ne rapportaient rien.
Les femmes préparèrent un repas de poisson qu'elles servirent dans l'ulaq de Kayugh. Samig observa les hommes assis, tête basse, yeux noirs creusés par le manque de sommeil. Quand ils eurent mangé, il n'y eut pas de conversation, seulement le poids des pensées de chacun qui emplissait l'ulaq.
— Nous avons besoin de repos, dit enfin Samig, puis nous sortirons encore.
— Tu crois que je vais passer quatre autres jours à marcher pour rien ? lança Waxtal le visage rouge et les yeux réduits à deux fentes. J'aurais pu rester chez moi à sculpter quelque chose à échanger contre de l'huile et de la viande. Faites ce que vous voulez. Moi, je ne bouge plus.
Samig accrocha le regard de Waxtal.
— Si tu ne chasses pas, tu ne manges pas.
Waxtal pointa sa canne sur la main droite de Samig.
— Et toi ? ricana-t-il. Je ne crains pas de vivre de ce que je tire de mes statuettes. Vivras-tu de ce que tu tires de ton harpon ?
10
Marée basse. Waxtal se pencha pour ramasser un morceau de bois flotté. Il était pourri et si mou qu'il aurait pu le creuser avec l'ongle du pouce. A quoi d'autre fallait-il s'attendre ? La baie était si étroite que la mer y déposait rarement des présents. Même le bois était sans valeur. Waxtal le jeta et reprit sa marche le long de la plage.
Il grinça les dents d'agacement. Il aurait dû rester chez lui. Du moins n'avait-il pas suivi le conseil de Coquille Bleue. Femme stupide ! Elle avait voulu l'expédier en mer du Nord. S'il l'avait écoutée, il aurait passé une journée à geler dans son ikyak sans rien trouver de mieux qu'ici.
En l'occurrence, il avait longé l'anse si longtemps que lorsqu'il leva les yeux, il vit le dessin de la plage de sable sur le gris des nuages. Il se frotta les yeux puis balaya du regard la surface de la baie.
D'abord, il crut distinguer l'ikyak de Samig. Depuis des jours et des jours, Samig s'exerçait à lancer le javelot et, ce matin, Waxtal l'avait vu sortir et viser sans cesse une vessie de phoque gonflée.
Waxtal l'avait observé en riant. Samig s'imaginait-il que les animaux de mer s'offriraient à un chasseur difforme ? Il ferait mieux d'aller ramasser des baies en compagnie des femmes.
Waxtal se laissa un moment aller à imaginer le plaisir que Qakan aurait eu au spectacle de la maladresse de Samig. Mais Qakan était mort, tué par le Corbeau, le mari de Kiin. Waxtal soupira. N'existait-il plus d'honneur à présent, qu'un homme en vienne à tuer le frère de sa femme ?
Waxtal s'arrêta et se tourna vers l'eau dans l'espoir de voir Samig faire un piètre lancer ou même faire chavirer son embarcation. C'est alors qu'il s'aperçut qu'il s'agissait en réalité d'un ik mené par deux hommes. Waxtal attendit, les mains serrées sur sa canne, que l'embarcation soit suffisamment proche pour distinguer les marques sur la proue : les lignes jaunes et les cercles rouges d'un ik de commerçant. L'excitation gonfla la poitrine de Waxtal, gonfla ses côtes et son ventre comme s'il avait avalé une grande goulée d'air.
Il courut chez Kayugh, grimpa sur le toit gazonné et appela par le trou de fumée.
— Kayugh, il y a des commerçants !
Kayugh sortit, protégea ses yeux de ses mains et scruta le rivage.
— Des commerçants, à cette époque de l'année ?
Waxtal haussa les épaules.
— Va chercher Longues Dents et trouve Samig.
Waxtal fit la moue. Qui était Kayugh pour lui donner
des ordres ? Au lieu de quoi il se rendit donc sur la plage, fit signe aux commerçants jusqu'à ce qu'ils le suivent à l'endroit où les vagues mouraient doucement pour permettre un accostage en douceur.
— Commerçants ? appela-t-il en s'avançant dans l'eau pour les aider.
A peine plus âgés que des garçons, les hommes se ressemblaient comme des frères.
— Oui, nous sommes des commerçants, dit celui qui était à la proue.
Ses paroles venaient du fond de sa gorge comme les Chasseurs de Morses, mais il s'exprimait dans la langue des Premiers Hommes.
Les deux commerçants sautèrent dans l'eau et tirèrent l'embarcation à terre. Une fois l'ik hors d'atteinte des vagues, Waxtal leva les mains, paumes levées, en salut traditionnel.
— Je suis un ami. Je n'ai pas de couteau.
Hochant la tête, les commerçants saluèrent de même.
Waxtal jeta un regard en arrière en direction des ulas et vit Kayugh approcher avec Longues Dents et Premier Flocon. Il pointa le menton dans leur direction.
— Ce sont de bons chasseurs. Je suis chef chasseur et chaman, ajouta-t-il en lissant son suk. Bienvenue dans notre village.
Chagak fronça les sourcils en voyant Waxtal assis à la place d'honneur entre les commerçants, mais elle dissimula son irritation en s'affairant à la préparation du repas.
Une fois achevées les politesses de présentation, les commerçants ôtèrent leur parka et, entendant Trois Poissons réprimer un cri, Chagak se retourna pour constater que les deux hommes portaient de nombreux colliers. L'enchevêtrement de griffes d'ours, de coquillages, de perles d'os et de dents de phoque conduisit Chagak à se demander comment les hommes parvenaient à se tenir droits sous un tel poids.
Cependant, songea-t-elle ensuite, il y a de la sagesse à porter sur soi ce que l'on a à proposer. Comment savoir ce dont on a envie si l'on ignore ce qu'on pourrait avoir ?
Dans l'ulaq de Kayugh, les femmes servirent un véritable festin. Chagak tenta d'oublier que les réserves étaient vides. Quelle famille refuserait de nourrir des invités ? Quel chasseur ne partagerait les cadeaux reçus de sa lance ?
Tandis que les hommes se restauraient, Chagak nourrit Mésange des restes de viande et de baies séchées, de petits bouts non présentables à ses invités. Tout en donnant à manger à sa fille, elle observait les commerçants. Ils étaient jeunes, avec des visages étroits, des pieds et des mains petits. Ils portaient des jambières de fourrure et des parkas à capuchon comme les Chasseurs de Morses et les mots sortaient rauques, aussi comme eux.
Celui qui parlait le plus avait d'épais sourcils foncés qui se croisaient au-dessus de son nez. L'autre avait des marques sur le visage, de fines lignes sombres en travers des joues, fort semblables aux tatouages des Chasseurs de Baleines marquant le menton de Samig.
Le repas achevé, les hommes se regroupèrent autour de la plus grosse lampe à huile pour bavarder. Les femmes mangèrent, aidèrent Chagak à nettoyer les bols, rangèrent les restes de nourriture puis s'en allèrent.
Chagak emmena Mésange s'asseoir près de son lit et posa une gerbe d'ivraie séchée sur le sol entre elles. Elle installa Mésange sur ses genoux et montra à la petite fille comment séparer chaque brin à l'aide de son ongle de pouce afin que l'herbe se travaille plus aisément et serve à la fabrication de petits paniers.
Mésange pinça les lèvres tant elle était concentrée et, lentement, sépara un brin. Chagak se pencha pour la féliciter au creux de l'oreille puis posa les brins séparés sur une natte.
— Bien à plat et bien droit pour éviter qu'ils ne se mélangent, chuchota-t-elle.
Elle assit Mésange à côté d'elle et lui tendit plusieurs brins avant de prendre un tas pour elle.
Tout en travaillant, Chagak écoutait la conversation des hommes. Ils évoquèrent d'abord le temps qu'il faisait, les marées et les courants, si bien que Chagak préférait le babil de sa fille. Mais un des commerçants remarqua ensuite :
— Nous comptons nous rendre au village des Chasseurs de Baleines.
— Avant l'hiver ? s'étonna Kayugh.
Qui était assez fou pour entreprendre un tel voyage à cette époque ? songea Chagak.
— Il y aura des tempêtes, remarqua Longues Dents.
— Oui, dit le plus petit des commerçants, celui qui semblait le plus âgé. Mais nous avons survécu à plusieurs.
— Ce serait mieux si vous étiez plus nombreux. Vous pourriez arrimer vos iks ensemble si une tempête vous surprenait en mer, suggéra Samig.
Chagak s'aperçut que son fils gardait sa main sur le côté, à l'abri des regards. Elle sentit le chagrin l'envahir et s'obligea à revenir à Mésange qui déchirait l'herbe à l'aide de ses dents de devant.
— Non, murmura Chagak. Tes dents sont trop épaisses. Tu vas effriter l'herbe.
Mésange soupira mais ourla les lèvres et s'empara d'une autre herbe. Chagak caressa les cheveux de sa fille. Il n'y avait pas si longtemps, lui semblait-il, qu'elle avait enseigné la même chose à Baie Rouge, la fille de Kayugh. Pourtant, Baie Rouge avait déjà deux fils.
Et je serai bientôt à nouveau grand-mère, songea Chagak en souriant au souvenir de l'excitation de Trois Poissons. Chagak avait craint que Samig ne trouve aucune joie dans la grossesse de Trois Poissons. Mais il était venu la trouver avec des yeux brillants, la pressant de questions, l'inquiétude transparaissant tandis qu'il se renseignait une fois de plus sur les réserves de nourriture de l'ulaq de Kayugh.
Trois Poissons aura un gros bébé solide, avait répondu Chagak à Samig. Tu auras alors trois enfants. Voyant ses yeux s'assombrir, elle avait compris qu'il pensait à Kiin et à Shuku.
Mais trois enfants faisaient suffisamment de bouches à nourrir pour un chasseur. Du moins Petit Couteau, que Samig avait adopté chez les Chasseurs de Baleines, était-il assez grand pour rapporter à manger. Chagak songea à Takha, qui commençait à sourire, à émettre de petits sons dont Samig affirmait que c'étaient des mots. Elle essaya de ne pas penser à Shuku, le fils d'Amgigh.
Amgigh. Chagak s'était tellement battue pour le garder en vie, d'abord nourrisson, quand Kayugh était venu à eux, son épouse morte, son nouveau-né mourant de faim. Puis lorsque, jeune homme, Amgigh avait failli se noyer en chassant la baleine. Du moins avait-il vécu assez longtemps pour faire un fils, même si ce fils était aujourd'hui élevé par le Corbeau.
Chagak porta son regard de l'autre côté de l'ulaq jusqu'à son fils Samig. Il reprenait des forces. D'abord, après le départ de Kiin, on avait eu l'impression qu'il ne voulait plus vivre et Chagak s'était mise à penser que chaque jour une part de l'esprit de Samig s'échappait, peut-être pour suivre Kiin de l'autre côté de la mer du Nord, pour s'installer dans le corps de Kiin et y côtoyer l'esprit de Kiin.
Maintenant, Samig était presque redevenu Samig, réapprenant, malgré sa blessure, à pagayer et à lancer son harpon. Cependant, la tristesse habitait encore ses yeux.
Puis Chagak entendit la voix de la loutre de mer lui chuchoter : « N'est-ce pas vrai de chacun de vous ? Tous portez le deuil d'Amgigh. Vous voudriez que Kiin et Shuku soient encore parmi vous. Ne pleures-tu pas chaque jour sur ta propre plage et sur Aka, cette montagne sacrée ? Tant de choses laissées derrière toi. Tant de choses perdues au cours de ces derniers mois depuis que la colère de la montagne a chassé les Premiers Hommes de leur île. »
Chagak inspira pour alléger le poids de sa poitrine et répondit à la loutre.
— Oui, nous sommes tous affligés.
Elle pencha la tête sur son ouvrage et tenta de détourner ses pensées de son chagrin. Du coin de l'œil, elle vit Waxtal quitter le cercle des hommes. Elle secoua la tête devant tant de grossièreté. Kayugh parlait, pourtant Waxtal se comportait comme un gamin impoli.
— Nous pleurons tous, excepté Waxtal, dit Chagak à la loutre. Il ne pense qu'à lui.
Waxtal tourna le dos aux hommes et entreprit de fouiller dans une pile de marchandises appartenant aux commerçants. De temps à autre, il prenait un morceau d'ivoire qu'il tenait à la lumière. Les commerçants ne le quittaient pas des yeux et le plus vieux leva une main dans sa direction, s'apprêta à parler mais se ravisa.
Pourquoi se tait-il ? s'étonna Chagak. Qui accepte qu'un étranger fouille dans ses marchandises ? Waxtal n'est pas un chaman qu'on craint ou respecte.
« Oui, Waxtal ne pense qu'à lui, dit la loutre de mer. A lui et à ses sculptures. »
L'esprit de Chagak était attiré vers les paniers de sculptures de Shuganan rangées dans un coin de sa chambre. Ce chaman l'avait emmenée quand elle s'était retrouvée seule après le massacre de son peuple. Il l'avait appelée sa petite-fille et revendiqué Samig comme son petit-fils. Pourtant, Samig était le fils d'un des hommes qui avaient massacré la famille de Chagak.
Grâce à sa sollicitude et son amour, Shuganan avait redonné à Chagak le courage de vivre. Qui ne voyait le même soin dans les lignes de chaque animal en ivoire, chaque personnage en bois flotté qu'il avait sculpté ?
Les mains de Waxtal sur l'ivoire des commerçants emplirent soudain Chagak de colère.
— La petitesse de l'âme de Waxtal passe dans son couteau, dit-elle à la loutre. Il ne sculpte pas l'ivoire, il le détruit.
Mais la loutre ne se départit pas de son calme et ne dit rien, comme si la colère de Chagak l'avait fait taire. Chagak soupira.
— Cela suffit, Mésange. Les hommes vont parler toute la nuit. Toi et moi avons besoin de dormir.
11
Waxtal serra les dents pour les empêcher de s'entrechoquer. Des défenses de morse, certaines plus longues qu'un bras d'homme, plus épaisses qu'un poignet d'homme, étaient attachées ensemble dans l'ik des commerçants.
Il se pencha pour en caresser une.
— Pas mal, hein ?
Waxtal sursauta au son de la voix et se redressa d'un bond, s'accrochant la main au banc de nage. Une écharde pointue lui déchira la peau. Waxtal porta la main à sa bouche et suça le sang de sa blessure puis, dans un haussement d'épaule, se tourna vers le commerçant qui se tenait debout près de lui.
— J'ai vu mieux.
— Où ça ? fit le commerçant en écarquiliant les yeux avant d'éclater de rire.
Waxtal fit semblant de s'intéresser à sa main écor-chée. Elle saignait moins. Il ôta l'écharde.
— Je suis un commerçant, dit Waxtal. Mon fils était un commerçant — avant d'être tué par quelqu'un qui lui a volé ses marchandises.
— Alors tu aimerais peut-être ces défenses pour ton prochain voyage de troc.
— Je suis aussi sculpteur.
Nul mal à ce que le commerçant sache qu'il avait affaire à un homme aux multiples talents.
Le commerçant toussota et baissa les yeux, cachant sa bouche de sa main. Mais Waxtal eut le temps de voir un sourire disant clairement qu'il avait compris l'intérêt de Waxtal.
— J'ai vu mieux, répéta ce dernier en tournant les talons.
L'homme pouvait sourire. L'ivoire lui-même désirait Waxtal. Son esprit attendrait avec hâte la joie du couteau de Waxtal. Quelle chance un commerçant avait-il contre un tel pouvoir ?
Waxtal fit une moue de dérision. Oui, le commerçant pouvait bien dissimuler son sourire derrière sa main. Rirait bien qui rirait le dernier. Gonflant la poitrine, il marchait, épaules hautes, dos droit. Mais parvenu au flanc abrité de son ulaq, il sentit son pouvoir l'abandonner. Il s'appuya contre le mur et ferma les yeux, sentant l'esprit de l'ivoire qui, en ce moment, inclinait les pensées du commerçant et espérait la force de Waxtal.
Même ici, à l'abri des regards, Waxtal sentait le pouvoir s'échapper de ses mains vers le vent glacé de la plage pour pénétrer les défenses de morse. Il entendait les voix des hommes et des animaux qui vivaient dans la partie jaune et dure de l'ivoire, tiraient ses mains telles des vagues tirant la lame d'une pagaie. Waxtal étendit les mains et s'aperçut qu'elles tremblaient comme celles d'un vieillard.
— Tant de pouvoir, murmura-t-il. Tant de pouvoir et moi, entre tous les hommes ici présents, je suis le seul à comprendre. Les autres verront des fourrures et de l'huile, du poisson séché et de la viande de caribou ; ils ne sauront pas que ces choses ne sont rien comparées à ce que je peux faire surgir d'une défense de morse.
Mais qu'avait-il à offrir en échange ? Il avait tant perdu en quittant l'île Tugix... Un déménagement insensé ! Il l'avait bien dit à Kayugh. Toutes les montagnes ont des moments de colère, mais ceux-ci passent. Qui ne le savait ? Tout cela était la faute de Samig qui voulait s'en aller pour retrouver Kiin. Kiin avait toujours été un problème. Quel père avait jamais perdu autant par la faute de sa fille ?
Waxtal soupira. Naturellement, il devait garder en mémoire que les commerçants eux-mêmes ne connaissaient pas la véritable valeur de l'ivoire qu'ils transportaient. Peut-être accepteraient-ils de l'échanger contre de l'huile. Au moins quelques défenses, à défaut de toutes. Quelques-unes suffiraient.
Le lendemain matin, Kayugh, Longues Dents, Samig, Premier Flocon et Petit Couteau partirent à la chasse. Les commerçants restèrent, évoquant longuement les Chasseurs de Baleines en compagnie de Trois Poissons et de Chagak. Waxtal railla intérieurement ces hommes qui trouvaient de l'intérêt aux paroles des femmes. Mais cela avait du bon car tous se rassemblaient dans l'ulaq de Longues Dents, laissant vides celui de Kayugh et celui de Samig.
Waxtal prit dans sa cache des ventres de lions de mer inutilisés, les enroula et les fourra sous son suk. Une fois dehors, il s'arrangea pour marcher hors de vue du rivage. Un chasseur pouvait jeter un regard en arrière et l'apercevoir. Parvenu en haut de chez Kayugh, il appela. Personne ne répondant, il se glissa au-dedans. Il souleva avec précaution les rideaux des chambres ; l'endroit était désert.
Éclatant de rire, Waxtal se rendit à la réserve de nourriture, sortit de son suk un ventre de lion de mer vide et extirpa un ventre d'huile de phoque de la cache. Il tira de sa manche ce qu'il avait sculpté la veille. Oui, songea-t-il en riant de plus belle : une extrémité étroite conçue pour s'adapter à l'ouverture du conteneur vide et une plus large pour y transvaser l'huile.
Il travailla rapidement, sans jamais vider un ventre en totalité. Il emplit ainsi quatre ventres grâce aux dix de la réserve de Kayugh, puis transporta l'huile chez lui, un conteneur après l'autre. Le cœur de Waxtal battait plus fort à chaque voyage, mais personne ne repéra son manège.
Il rangea les conteneurs pleins dans sa chambre et les recouvrit de peaux, de fourrures et de nattes d'herbe. Quatre ventres de lion de mer d'huile clarifiée, cela suffirait peut-être pour deux défenses, voire trois s'il y ajoutait quelques figurines. Et s'il réussissait à prendre aussi de î'huile à Samig ou à Longues Dents...
Quand Coquille Bleue revint, Waxtal fouillait dans ses sculptures de bois. Sans un mot, elle prit une poignée de viande séchée dans la réserve, la disposa sur une natte et s'assit près de son époux. Il grommela et lui désigna la vessie d'eau suspendue au-dessus de sa tête.
Elle la lui tendit. Il but une grande gorgée puis s'essuya la bouche du revers de la main.
— J'ai prié les esprits, dit-il. J'ai fait des promesses. Reste à l'écart de ma chambre afin de ne pas me porter malheur.
Coquille Bleue haussa les épaules et hocha la tête.
Waxtal fit ramollir un bout de viande séchée au-dessus de la flamme puis en trancha un bout de son couteau. Il porta la viande à sa bouche et mastiqua en observant Coquille Bleue. Qui croirait qu'elle avait été belle autrefois ? S'il avait su ce qu'elle allait devenir, maigre et sèche comme une peau de poisson fumé, il aurait choisi une autre épouse.
Du moins comprend-elle le pouvoir de ma canne, s'esclaffa Waxtal. La sagesse ne s'acquiert jamais sans douleur.
12
— Ces trois sculptures et un ventre de lion de mer d'huile, dit Waxtal.
Le plus vieux des commerçants, celui qui portait des lignes noires tatouées sur les joues, s'empara d'une des figurines qu'il fit tourner dans ses mains.
— C'est toi qui as fait ça ?
Waxtal acquiesça d'un signe de tête.
— On nous a dit que ta fille sculpte.
Waxtal ricana. Qui d'autre que Samig raconterait pareille ineptie. Samig était un crétin. Il ferait mieux d'oublier Kiin. Il était préférable pour elle d'être la femme du Corbeau que d'appartenir à Samig, surtout maintenant qu'il avait une main abîmée. Mais peut-être les commerçants s'étaient-ils autrefois rendus au village du Corbeau et l'y avaient-ils vue.
— C'est la femme d'un chaman — le Corbeau, des Chasseurs de Morses. Vous avez visité ce village ?
— Possible.
Waxtal s'éclaircit la gorge et tenta de se rappeler le nom des marchands. Tout le monde aime s'entendre appeler par son nom. Le plus vieux était Hibou, oui. Quant au plus jeune, son nom avait également trait aux oiseaux.
— Ce sont tes sculptures, pas les siennes ? s'enquit le plus jeune.
La chaleur se répandit sur le visage de Waxtal qui répondit le plus calmement possible :
— Ce sont mes sculptures.
Hibou se dirigea vers son ik d'où il extirpa plusieurs paquets pour trouver enfin une sculpture en bois. C'était un phoque. Elle était lisse, sans le moindre grain, et Waxtal voyait bien qu'elle ne portait aucune trace de couteau — comme si la mer elle-même l'avait façonnée.
— Ta fille est Kiin ?
Waxtal hocha la tête.
Le commerçant montra la sculpture sur sa paume tendue.
— C'est une des siennes.
Waxtal voulut la prendre mais au moment où ses doigts effleurèrent la figurine, le bois était brûlant. Il recula la main.
Le commerçant leva les sourcils.
— Tiens, tu peux la soupeser si tu veux.
Le cœur de Waxtal battit à tout rompre, ainsi que ses tempes, ses poignets et même l'intérieur de ses genoux. Il y avait là un esprit qu'il ne comprenait pas. Quelque chose dans le bois. Il tourna la tête pour cracher mais il avait la bouche sèche. Alors il toussa. Se tournant à nouveau vers Hibou, il dit :
— J'ai déjà vu le travail de ma fille. Qui lui a tout appris, à ton avis ?
Le commerçant haussa les épaules et rangea la statuette.
— Nous nous rendons chez les Chasseurs de Baleines.
— Ainsi que tu me l'as dit.
— Alors tu sais que nous n'avons nul besoin d'huile excepté pour notre usage personnel. Si les Chasseurs de Baleines ont besoin d'huile de phoque pour leur nourriture, ils s'en procurent à la chasse. Et qui a besoin d'huile de phoque quand il possède de l'huile de baleine ?
— Les Chasseurs de Baleines aiment les sculptures.
— Pourquoi échanger contre les tiennes quand on peut obtenir celles de ta fille ?
Waxtal éclata de rire.
— Tu crois qu'ils accepteraient l'œuvre d'une femme de préférence à celle d'un chasseur, Hibou ?
— Qui leur dira que ces sculptures sont l'œuvre d'une femme ? rétorqua le plus jeune avec un sourire.
— Trois figurines et deux ventres d'huile, grogna Waxtal.
— On pourrait penser que ce n'est pas assez, objecta Hibou.
Avant que Waxtal n'ait le temps de faire une autre offre, les deux hommes s'éloignèrent.
13
Qui ferait confiance à cet homme ? songea Kayugh. Mais quel mal y avait-il à accéder à sa demande ? Maintenant qu'Amgigh était mort, il leur fallait quelqu'un pour façonner leurs têtes de lance et leurs couteaux. Mieux valait encore que Waxtal fasse des armes que des sculptures. Quel inconvénient à lui prêter le panier contenant les pointes d'andésite d'Amgigh ?
— Je te les rendrai, dit Waxtal. C'est seulement que j'apprendrai plus vite en les étudiant de près. Tu sais que je ne serai jamais aussi bon que ton fils, ajouta-t-il en plongeant les yeux dans ceux de Kayugh.
Pour une fois, il y eut dans ce regard une honnêteté que Kayugh pouvait respecter.
— Peut-être son talent te viendra-t-il de ces pierres, lui dit ce dernier en tendant le panier.
— Trois sculptures, deux ventres de lion de mer d'huile et ceci.
Waxtal tendit à Hibou le panier de têtes de harpon. L'homme fouilla, tendant à l'occasion une pointe à son frère.
— Elles sont bien... Mais les Chasseurs de Baleines auront peut-être mieux, se hâta d'ajouter le commerçant.
— Non, et tu n'en trouveras nulle part de semblables. L'homme qui les a faites fut autrefois le mari de ma fille.
— Elle l'a quitté pour le chaman.
— Non.
— Alors il l'a vendue au chaman ?
— Alors il est mort.
— Et tu t'en déferais ? s'étonna le commerçant.
— Contre trois défenses.
— Une.
Waxtal tendit la main vers le panier. Les doigts du marchand se resserrèrent.
— Cinq ventres d'huile, quatre sculptures et le panier de pointes de harpon contre deux, dit le commerçant d'une voix définitive.
— Trois.
— Deux.
C'était la dernière offre. Waxtal le comprenait à la dureté du visage de l'homme. Il avait les quatre ventres d'huile pris dans la réserve de Kayugh et s'il en prenait un dans la sienne... Il pensa à l'hiver, long, sans suffisamment de nourriture. Nous n'avons pas de bébés, se dit-il. Et je chasserai encore avant l'hiver. Coquille Bleue peut pêcher. Nous aurons assez.
— J'apporte l'huile, dit Waxtal.
14
Chagak prit le ventre de lion de mer dans la réserve. Voilà trois jours que les commerçants étaient repartis et tous les hommes, même Waxtal, chassaient. Ils rentreraient peut-être aujourd'hui avec des lions de mer, pria-t-elle. Elle leva la tête afin que son souffle fasse monter ses prières. Peut-être le vent porterait-il les mots à la fin d'un voyage de plusieurs jours, jusqu'à la montagne sacrée Aka. Ou à Tugix, si Aka n'avait plus de pouvoir après avoir craché sa colère de fumée et de feu.
Prenant le ventre de lion de mer, elle s'aperçut que ses mains étaient pleines d'huile, pas juste un peu à cause de la fine couche qui recouvrait toujours l'extérieur des conteneurs, mais assez pour qu'elle dégouline de ses doigts. Elle s'empara d'une autre outre, puis d'une autre.
Elle entendit alors quelqu'un au sommet de l'ulaq et se retourna pour voir Baie Rouge descendre par le tronc d'arbre. Son fils, encore nourrisson, faisait une grosse bosse sous son suk. Son autre fils, qui avait maintenant plus de deux étés, était sanglé à sa hanche.
— Mère, que fais-tu ? demanda Baie Rouge en posant Petit Galet sur le sol.
Chagak fouilla dans un panier de morue séchée et tendit un morceau au petit garçon.
— Mésange est dans sa chambre. Va partager avec elle, ordonna-t-elle.
Le petit fila en hâte et Chagak sourit à Baie Rouge tandis qu'elles entendaient les enfants babiller.
— Regarde-moi ça, dit Chagak en levant ses mains.
Baie Rouge ôta son suk et posa le bébé par terre.
— Est-ce qu'un des conteneurs s'est déchiré ?
— On dirait, répondit Chagak en se penchant dans la réserve pour en sortir un autre. Ce n'est vraiment pas le moment, pourtant. Nous possédons si peu.
— Les commerçants nous ont sans doute fourni des conteneurs de mauvaise qualité, suggéra Baie Rouge.
Elle s'accroupit près de Chagak et s'empara d'un des ventres de phoque.
— Celui-là n'est pas plein, mère. Regarde. Pourtant, il est bien fermé.
Elle passa les mains sur le flanc de l'outre.
— Aucune entaille. Tout est parfait. Mais ils ne nous ont pas donné des mesures pleines.
Elle le reposa et regarda sa mère en prendre un autre.
— Baie Rouge, dit Chagak avec lenteur, celui-ci n'est pas plein non plus. Or je l'ai rempli moi-même.
Elles les soulevèrent l'un après l'autre. Baie Rouge trouva enfin celui qui fuyait. Il avait quelque chose pour stopper la fuite.
— Il n'y en a pas un de plein ! s'écria Baie Rouge. Crois-tu que les commerçants aient pris ce que nous ne voulions pas céder ?
— Ils n'ont jamais été seuls ici.
— Alors qui ?
Chagak secoua la tête. Qui ? Vint alors la voix de la loutre, douce et insistante. « Waxtal. Qui d'autre est assez sot pour voler ce qui lui appartient déjà ? »
Chagak ferma les yeux et attendit que sa colère passe avant de parler.
— C'est Waxtal, dit-elle enfin. Coquille Bleue m'a raconté qu'il voulait absolument les défenses d'ivoire que les commerçants avaient fixées au fond de leur ik. Il doit avoir volé notre huile pour l'échanger.
Elle se mordit les lèvres et demeura un long moment sans parler. Puis, tranquillement, elle dit :
— Kayugh lui a donné les têtes de lance en pierre verte de ton frère.
— Celles d'Amgigh ?
Chagak fit signe que oui. Dans son esprit, elle se retrouva soudain jeune femme. La douceur du souffle d'Amgigh bébé contre sa peau. Les années avancèrent et elle le vit petit garçon en train de courir, puis jeune homme, la tête penchée sur les magnifiques pointes qu'il taillait. En cet instant, elle éprouva la perte des pointes de harpon plus durement que celle de tant d'huile.
Les hommes rentrèrent ce jour-là. Après avoir parlé à Chagak, Kayugh chercha Samig et son fils Petit Couteau, Longues Dents et son fils Premier Flocon. Si peu de chasseurs pour un village, songea Kayugh. Et voilà qu'ils seraient désormais privés de Waxtal. Mais comment lui permettre de rester dans un village où il avait volé l'huile d'un autre ? C'est alors qu'il se rappela les paroles de Longues Dents : « Waxtal mange plus qu'il ne rapporte. »
— Et Coquille Bleue ? s'enquit Samig une fois que les hommes eurent entendu le récit de Chagak.
Kayugh était fier de son fils. Un chef doit penser à tout, pas seulement au châtiment, mais à ses conséquences. Serait-il juste de punir une femme pour les méfaits de son époux ?
— Attendez, dit Longues Dents.
Il quitta l'abri que faisaient les claies d'ikyan.
Kayugh le vit se rendre chez lui. Pendant son absence, personne ne parla, chacun à ses pensées.
Lorsque Longues Dents revint, il s'accroupit près de Kayugh, pliant ses bras aux os longs, faisant craquer les jointures de ses deux mains.
Samig reposa sa question.
— Et Coquille Bleue ?
— Je vais la prendre, dit Longues Dents.
— Est-elle la bienvenue en ta demeure ? s'enquit Samig.
— Oui.
— Qui m'accompagne ? demanda Samig.
Kayugh se leva, puis Longues Dents et, en fonction
de l'âge, Premier Flocon et Petit Couteau. Samig observa Petit Couteau et eut un rapide coup d'œil pour son père. Kayugh vit la question dans les yeux de son fils. Petit Couteau était-il trop jeune pour prendre part à ceci ? Garçon ou homme, il était chasseur et rapportait phoques et lions de mer. Combien de fois Kayugh avait-il retenu ses compliments pour ce jeune homme que Samig avait ramené de chez les Chasseurs de Baleines ? Kayugh accrocha le regard de Samig et hocha la tête.
— Alors nous irons tous, dit Samig.
Ils se rendirent donc dans l'ulaq de Waxtal. Coquille Bleue leur proposa d'abord de la nourriture, mais voyant qu'ils refusaient, elle se réfugia dans un coin de la réserve, ramenant autour d'elle des piles de paniers et de nattes comme un enfant joue à cache-cache. Ils s'assirent donc. Nul ne parlait, nul ne mangeait, tous posaient les yeux sur la flamme de la lampe à l'huile en attendant le retour de Waxtal.
Quand il arriva enfin, ses vêtements portaient avec lui l'odeur extérieure du vent et de l'herbe. Il les regarda, d'abord surpris, puis avec une lueur soudaine de frayeur. Mais il se tint droit, cherchant Coquille Bleue du regard.
— Tu ne leur as rien donné à manger ? demanda-t-il d'une voix perchée.
Il gagna l'endroit où elle était accroupie, saisit sa canne à deux mains et la leva. Coquille Bleue se couvrit le visage d'un bras mais Longues Dents se leva, s'empara du bâton et tordit la main de Waxtal.
— Non !
Samig se leva et dit à Waxtal :
— Tu as les têtes de lance qui appartenaient à celui qui est mort. J'en ai besoin pour ma chasse. Apporte-les tout de suite.
C'est un bon début, pensa Kayugh. Si Samig avait réclamé l'huile, Waxtal aurait pu rire et blâmer Chagak,
ou sa propre épouse. Mais pas en ce qui concernait les pointes.
Waxtal respira profondément et Kayugh s'aperçut que les mains de l'homme tremblaient.
— Pourquoi aurais-je les têtes de lance de ton frère ?
— Tu les as empruntées. Tu voulais apprendre à tailler la pierre, répondit Kayugh.
Waxtal s'humecta les lèvres puis rentra les joues.
— Ah oui. Oui, je les ai rendues.
— Non, dit Kayugh en regardant Samig. C'est faux.
— Si... commença Waxtal.
Mais Longues Dents intervint avec dureté.
— Prétends-tu que Kayugh ment ?
— Non, non. Je les ai données à Chagak.
Kayugh serra les lèvres, contrarié.
— Chagak me l'aurait dit.
— Elle ne m'aime pas, se plaignit Waxtal. Elle a toujours honte d'avoir été la femme d'un Petit Homme. Elle a honte de s'être donnée à ceux qui ont tué son propre peuple, ricana-t-il, l'air mauvais. Et elle a honte d'avoir porté...
Bientôt, Kayugh et Samig encadraient l'homme. La main recroquevillée de Samig tordait les cheveux de Waxtal et il le menaçait du poing.
— Kayugh m'appelle fils, siffla-t-il entre ses dents.
Kayugh en eut des frissons sur les bras.
— Cela me suffit, enchaîna Samig. Et à ma mère aussi. Où sont les pointes de lance ?
— Il les a troquées.
Tous les hommes regardèrent Coquille Bleue qui se tenait maintenant debout au milieu de ses paniers et de ses nattes d'herbe.
— Il les a troquées, ainsi que de l'huile et quelques sculptures.
— Femme ! éructa Waxtal.
Il se libéra de l'emprise de Samig et plongea vers son épouse. Mais Kayugh et Premier Flocon l'entouraient et Longues Dents se plaça à côté de Coquille Bleue.
— Contre quoi ? s'enquit Samig dont les mots se bousculaient entre deux respirations, comme s'il courait.
Coquille Bleue se rendit alors dans la chambre de Waxtal et revint avec une défense de morse presque aussi longue qu'elle.
— Ceci et une autre.
— Tu as brisé mon vœu, dit Waxtal. Tu es allée dans ma chambre en mon absence et tu as rompu les promesses aux esprits. Que vais-je sculpter, désormais ? Tu as maudit l'ivoire de tes mains.
— Tu l'as maudit de tes mensonges, rétorqua Longues Dents à Waxtal.
— Tu ne fais plus partie de ce village, prononça alors Samig. Tu n'es pas Premiers Hommes. Prends ton ikyak et va-t'en.
Waxtal dévisagea Samig, ourla les lèvres comme s'il allait cracher, mais Kayugh ouvrit les doigts pour montrer qu'il tenait un couteau de manche dans la main, pointe en avant.
— Prends tes bottes et ta lampe de chasseur. Prends ta canne. Rien de plus.
— A manger ? demanda Waxtal.
— Tu as échangé ta nourriture contre les défenses, remarqua Samig. Prends-les et mange-les. Tu étais prêt à nous faire mourir de faim pour elles. C'est toi qui mourras de faim.
Kayugh lâcha Waxtal qui se précipita dans sa chambre pour en rapporter la deuxième défense.
— Femme, dit-il en attachant les défenses avec un lien de varech tressé, va chercher mes bottes et ma lampe. Prends ton suk et tes fourrures de nuit.
— Non, intervint Longues Dents. Pas question qu'elle meure à cause de tes méfaits. Désormais, elle est mon épouse.
Coquille Bleue écarquilla les yeux. Pourtant, elle s'approcha de Longues Dents.
Les lèvres de Waxtal tremblèrent.
— Je vais mourir.
— Nous pourrions tous mourir, répondit Samig. Tu aurais dû y penser quand tu as troqué notre huile.
Waxtal se tut un long moment. Puis il leva les yeux sur Longues Dents et dit :
— Ordonne-lui d'aller chercher mes bottes et ma lampe. Je ne sais pas où elle les range.
Longues Dents secoua la tête.
— Tout homme avec des yeux peut voir où elles sont, dit-il en tirant l'attirail des chevrons pour le tendre à Waxtal qui lança, l'air mauvais :
— Es-tu femme, maintenant, que tu accomplisses une tâche de femme ?
Coquille Bleue s'interposa entre les deux hommes et gifla Waxtal.
— Prends garde à la façon dont tu t'adresses à mon époux.
Waxtal leva la main et Kayugh crut bien qu'il allait frapper Coquille Bleue. Mais Waxtal laissa tomber son bras et quitta l'ulaq, la marque des doigts de Coquille Bleue rouge sur son visage.
15
Waxtal pagaya jusqu'au rivage. Le village était trop loin pour être visible, mais de la fumée blanche sortait des toits, éclairant le ciel. Les vagues de la mer du Nord venaient de l'embouchure de la baie cogner contre les flancs de son ikyak.
— Ce soir, je reste là, dit-il à voix haute afin que les esprits rôdant non loin sachent qu'il n'avait pas peur de vivre seul.
Mais sa voix sonnait faiblement dans le tumulte des vagues et du vent.
Il sortit sa lampe de chasseur. Ils ne lui avaient pas donné d'huile mais il restait une fine couche de suif durci au centre de la lampe. Il en gratta un peu à l'aide de son ongle.
— Ils croient ne m'avoir rien donné à manger, dit-il avec un rire forcé.
Il lécha l'ongle de son pouce et fouilla dans sa manche où il avait dissimulé plusieurs morceaux de poisson séché. Il mangea le plus petit puis tira son ikyak dans l'herbe haute sur le bord le plus élevé de la plage.
Il reconnut une touffe de belle ivraie. Oui, c'était là que Coquille Bleue et les autres femmes venaient couper l'herbe à paniers. Avec une moue, il tira l'herbe par les racines, poignée après poignée, jusqu'à dénuder une zone de la taille d'un ulaq. Qu'elles viennent l'été prochain chercher de l'herbe !
Il la ramassa par brassées qu'il emporta jusqu'à son bateau. Il étendit alors l'herbe en une couche épaisse. A l'aide d'une corde en fibre de varech tressé, il attacha le bateau sur le flanc puis le coucha contre le vent. Il observa un moment le ciel s'assombrir vers la nuit. Il avait placé les défenses de morse dans le fond de son ikyak et tendait la main pour caresser la surface douce et fraîche de l'ivoire.
Demain, se dit-il, demain je sculpterai. Tout en laissant courir ses doigts sur les défenses, il avait l'impression de sentir la voix de la sculpture vibrer en un murmure sous ses doigts.
— Waxtal n'ira pas loin, dit Samig en regardant les hommes assis en un cercle étroit autour de la lampe dans l'ulaq de Kayugh. Nous devons nous assurer qu'il ne reviendra pas voler de la nourriture et de l'huile.
— Poursuivrons-nous les commerçants ? s'enquit Premier Flocon. Peut-être accepteraient-ils de nous rendre un peu de l'huile volée par Waxtal.
— En quel honneur ? demanda Kayugh. D'ailleurs, il nous faudrait trop de jours pour les trouver, peut-être une lune entière. Il y a des chances qu'ils aient déjà tout vendu. Chasser sera plus utile.
— Nous avons perdu de l'huile, intervint Longues Dents. Quelle importance ? Nous rapporterons assez de phoques et de lions de mer pour remplir nos réserves.
Il étendit ses grands bras devant lui et fit craquer ses jointures. Ce geste, que Samig lui avait souvent vu faire, était toujours signe d'inquiétude.
— Quelle tribu chasse mieux que nous ? remarqua Premier Flocon. Nous rapportons plus de phoques que n'importe laquelle. Et Samig chasse la baleine. Parmi tous les chasseurs, Samig est le plus grand. Qui peut l'égaler?
Samig ouvrit la bouche pour protester mais saisit le bref signe de tête de son père et l'avertissement de ses yeux. Les hommes avaient besoin de la confiance que procurent les louanges. Alors, Samig éleva la voix au-dessus des murmures d'approbation :